Dimanche 10 août 1919
À l’aurore, me voilà sur pied. Deux jeunes amies des environs m’arrivent vibrantes et chargées de fleurs. Nous nous hâtons d’aller prendre place sur la terrasse du théâtre pour assister à la revue et au défilé. Une foule dense remplit les rues. Toutes les sociétés se massent autour de la place du XIV juillet, les petits drapeaux des écoliers palpitent au-dessus de cette bordure humaine ; au milieu d’un groupe qui attire les regards, les mutilés, les aveugles de guerre, se détache le vêtement blanc de Mme de Cledat, l’intrépide infirmière.
Au clair soleil, voici enfin nos braves, en tête Niessel qui vient de Russie et Mangin dont le nom reste associé pour nous au premier jour d’alarme et, au souvenir de la mission Marchand. À cette même place en juillet 1914, des pioupious en uniformes voyants subissaient placidement la corvée annuelle du 14 Juillet. Ceux [qui] défilent et se rangent aujourd’hui au bruit des acclamations sur [le] vaste quadrilatère, sont des guerriers bronzés et casqués d’acier, accompagnés de canons et de mitrailleuses. Le contraste raconte les événements survenus. Discours paternel du général Niessel que tous les soldats, ayant formé les faisseaux (sic), entourent familièrement. Un ban. Les mutilés, l’infirmière devenue presque aveugle elle-même s’avancent et viennent recevoir l’accolade et la croix. Un aumônier, militaire d’honneur est décoré de la Légion. La pitié le dispute à l’admiration, les cœurs se serrent, les yeux s’humectent. Maintenant, les troupes défilent ; une haie de baïonnettes en marche jette des éclairs au soleil, des fleurs pleuvent des balcons sur les soldats souriants. Hein camarades, ce ne sont plus des dragées de Verdun. Ah ! général Niessel ! il fait meilleur là que sur le chemin de la Sibérie ? Des enfants s’élancent et tendent des bouquets, des drapeaux, les hommes en ont, les chevaux en ont, les mitrailleuses, les Rosalies[1] en ont ; l’arrière-garde réclame : il n’en reste presque pas pour nous ! » Hé, Hé ! poilus, vous prétendiez n’apprécier que le pinard ! Bouquets, les vivats, les sourires, c’est bon, vous agréent pourtant car cela signifient amour et gratitude. Mes deux compagnes ont jeté leurs fleurs. La plus jeune parvient enfin à contenter une envie de fillette enthousiaste. Elle effleure au passage une capote bleue et s’écrie : « J’en ai touché un ! » Il lui semble qu’elle participe mieux à leur gloire, qu’elle en emporte un peu sur sa main comme une poudre d’or qu’on prendrait à l’aile d’un papillon.
Et à présent, héros bonifaces, on va vous verser du pinard et du bon : chaque famille aisée reçoit à dîner quelques poilus, écoutera religieusement conter les aventures qui leur advinrent de la mer du Nord à l’Adriatique et à la mer de Marmara, et dont on portera la santé avec attendrissement. « À toi cher poilu, gloire et merci ! Sauveur, nous aimons en toi le vainqueur survivant et le défenseur disparu. »
[1] Vélocipède. Généralement un quadricycle, plus rarement un tricycle.