Visite d’une dame Schmidt, veuve de bonnes manières, de bonne tenue, que les bombardements ont chassée successivement de Briey, son pays natal, de la Marne, puis de Nancy et qui fait halte ici.
« Trois jours avant la déclaration de guerre, les Allemands étaient à Briey. Le pharmacien [Winsback] fut aussitôt adossé à un mur et fusillé par eux devant les siens parce qu’il avait conduit dans son auto le sous-préfet qui fuyait la ville… Dans la petite bourgade [de] la Marne où je me refugiai, on ne dormait pas, on passait la nuit debout, son bagage à portée de main, regardant flamber les villages environnants. À Nancy, on était bombardé par trois canons à longue portée puis par les qui venaient s’assurer des dégâts commis. On entendait les projectiles faire ssss puis plouf. On descendait chaque fois à la cave, mais c’était toujours après l’éclatement. Dans une maison voisine de la mienne, une femme et trois de ses enfants furent tués ; le dernier né resta indemne, suspendu parmi les ruines dans son berceau ; le père, soldat en permission, revint d’une course et dut dans des draps prêtés, rassembler les débris de ce qui était une heure auparavant ses enfants et sa femme. Un autre immeuble s’écroula sur des religieuses réfugiées dans leur cave et qu’on eut grand peine à en retirer.
– Mais enfin, Nancy n’a pas tant souffert que Reims.
– Ah ! Madame ! Tant qu’ils ne l’auront pas détruit, ils ne seront pas contents. Ils conduisent leurs gros canons par des tu[n]nels et les braquent à l’entrée. On dit bien que nos avions les ont repérés mais comment les détruire ? On prétendait que nous avions un canon à longue portée à D. mais il faut trois mois encore pour que l’installation soit faite. »
Sur l’imprévoyance d’avant-guerre, sur le désarroi des premiers temps, la réfugiée donne des détails navrants. « Si l’on montait sur les collines à la frontière, on apercevait dans toutes les directions du côté allemand des lignes stratégiques ; du côté français, une étendue sans voies ferrées ; au moment de l’invasion, des jeunes gens des villages frontières accourus dans les villes pour accomplir leur devoir de Français furent, sous prétexte qu’on manquait d’uniformes et d’armes, renvoyés chez eux et sont maintenant prisonniers en Allemagne… »
Mensonges des journaux de tous pays, inspirés, muselés ; vendus les uns à un groupe de belligérants, les autres à l’adverse.
Blocus sous-marin.
La laitière Catissou suit en pleurant le chemin qui la ramène chez elle.
« Qu’y a-t-il Catherine ?
– Hi ! hi ! hi ! tous nos alliés se sont tournés contre nous ! Les Roumains nous ont battus. Nous sommes perdus ! Mon fils est perdu ! D’ailleurs il ne m’a pas écrit depuis huit jours.
– Vous êtes plus bête que vos oies. On vous dirait que la lune est accroché[e] à un arbre et crevée ou noyée dans la rivière, vous le croiriez. Rentrez votre mouchoir, on s’est fiché de vous, voilà la vérité. »
Le père D. m’avait promis hier une bonne friture. Ce matin il se présente penaud.
« Mauvais temps, mauvaise pêche. Tout ce que j’ai pris, c’est un Boche crevé. Et les branches d’un saule l’ont arrêté au bord d’une petite île ; bien sûr, il trempait depuis plus d’un mois !
– Eh bien ! il faut l’enterrer. Ensevelir les morts – même Boches – est une des œuvres de miséricordes que nous commande le catéchisme… mais vous savez, ne m’apportez plus de friture avant la fin de la guerre. Je lui trouverais trop le goût du Boche. »
Bonhomme, le pêcheur s’est rangé à mon avis.
On a trouvé de l’aide et le noyé a été mis en bière et en terre ; il y avait quelque mérite à remuer ce cadavre d’ennemi en putréfaction.
« Le 19 août 1914, Léon Winsbach [Winsback] [1867-1914], pharmacien en ville basse, fut exécuté par les Allemands pour avoir emmené le sous-préfet de Briey [Meurthe-et-Moselle] à Verdun, avec sa voiture. Aujourd’hui, en sa mémoire, une stèle est apposée sur la maison où il a été fusillé [place Thiers]. » (Source : http://www.ville-briey.fr/site/decouvrir_tourisme_ballade.php).