Samedi 6 janvier 1917

 

Quand je songe à notre empressement fébrile du début de la guerre à nous jeter sur les journaux qui nous cachaient la vérité, à en acheter, en lire plusieurs par jour et que je compare à la dédaigneuse ma méfiance, je trouve grotesque ma hâte de naguère.
On nous sert d’énormes bourdes réchauffé[e]s, des informations fausses et fantaisistes. Partout, on sent le truquage, le mot d’ordre commandé.
C’est courant. L’on nous crut vraiment trop bêtes. Ça ne prend plus les grands mots et les leurres.

 


Dimanche 7 janvier 1917

 

Soixante jours de pluie. Tout novembre, tout décembre à peu près. Le canon en est-il cause ? On n’a pu faire les semailles d’automne. Quelle récolte aurons-nous et là-bas, dans les tranchées, les soldats ont de la boue jusqu’à la ceinture ; il faut les en arracher avec un câble ; les pieds se gèlent ; certains, au lieu de demander à être relevés, se laissent geler pour qu’on les évacue ; d’autres se pendent pour mettre fin à leur supplice. Parfois la tranchée s’éboule, ensevelissant les défenseurs, ou bien un pauvre soldat se noie dans la boue au fond d’un entonnoir. Un disparu de plus.

On a invité, pour tirer les rois, un pauvre briquetier de Béthune, le sergent Lafisse qu’une blessure près de la colonne vertébrale a vouté comme un vieux. La coutume est inconnue chez lui ; la volaille rôtie, le bon vin, la couronne dorée incrustée de cabochons, d’angélique et de cédrat, la franche bonhomie de ses hôtes lui délient la langue. Il conte les usages de son pays : la saint Éloi, le marteau baisé par les passant et appliqué même sur le museau des chevaux, des vaches, des chiens et des chats. Comme on a gentiment triché, l’invalide est roi. Tout confus des acclamations, il choisit la riante petite Suzon pour reine puis, songeur, attendri, il place soigne[use]ment la fève « pour la donner plus tard à sa petite fille, restée là-bas ».

 


Lundi 8 janvier 1917

 

Si les excitateurs payés par l’Allemagne sont empêchés d’agir par notre étonnant gouvernement, nous ne manquerons pas de munitions : tous ceux de l’arrière qui ont peur d’être envoyés au front et tous ceux du front qui veulent retourner à l’arrière et disposent des capitaux, se font fabricants d’obus et de grenades. Il y a dix nouvelles usines rien que dans notre ville.

Simplistes nous disons :
« Pourquoi ne jette-t-on pas Constantin et sa Sophie ou plutôt Sophie et son Constantin au fond d’une cale ?
– Cela ne gênerait pas Marianne mais, quoi, « certaines Majestés » n’entendent pas de cette oreille.
– Et pourquoi ne donnerait-on pas le Tonkin au Japon pour qu’il nous envoie des troupes ? Il nous le prendra plus tard et cela épargnerait nos fils.
– Hé ! hé ! l’Angleterre n’aimerait peut-être pas à voir les Japs si proches voisins des Indes. »

 


Mercredi 10 janvier 1917

 

Depuis le pacte de Londres, nous sommes moins alliés que liés à l’Angleterre.

Par toute la France, mais spécialement au dépôt de B., on cherchait le soldat Keffer du 126e d’infanterie. Était-il blessé, prisonnier, déserteur, disparu, décédé ; à l’hôpital, à l’étranger ; au front, en permission ? Fouilles dans toutes les piles de fiches, dans tous les casiers, enquêtes, rapports et les K. Enfin, un sergent qui s’estime du coup un vrai « Arsène Lupin » découvre que l’introuvable soldat Keffer appartient au 126e régiment d’infanterie… allemand !

 


Vendredi 12 janvier 1917

 

« Nous luttons pour la justice. »
Oui petit soldat-martyr, c’est pour la justice que nous souffrons. Nous sommes contraints de la défendre aujourd’hui au prise des plus effroyables, des plus complets sacrifices, parce que [nous] l’avons laissée trop de fois sans défense ; nous lui payons l’arriéré à intérêts surcomposés ; nous payons pour la Pologne, la Silésie, le Hanovre, le Schleswig-Holstein, l’Alsace-Lorraine, l’Arménie. « Il faut étouffer l’injustice avec plus d’empressement qu’un incendie » Héraclite.

 


Samedi 13 janvier 1917

 

Les chefs socialistes nous donnent l’impression de travailler en sens inverse de nos soldats, de servir non la cause française mais l’ennemi. Quelques-uns donnent envie de jouer les Charlotte Corday.

Une chose curieuse, c’est de voir l’espèce de conscience mise par les canailles soudoyées par l’ennemi à bien accomplir leur tâche infâme, à gagner l’argent de la trahison, comme s’ils trouvaient dans ce zèle odieux un contrepoids à leur bassesse, une atténuation à leur crime.

On a signalé à  une famille  : grand-mère fatiguée, mère phtisique mourante, deux petites filles abandonnées par leur géniteur. Elle se hâte de vêtir les enfants, en haillons. De mon côté, je me renseigne et j’apprends que les petites cherchent leur nourriture dans les ordures ménagères ; l’aînée qui a plus eu le temps de souffrir est atteinte d’entérite tuberculeuse. Mme C. leur donne du pain ; le maire accorde des bons de lait ; l’orphelinat prend la petite de 5 ans encore vivace, et déjà débrouillarde ; la Société Saint-Vincent-de-Paul offre quelques bons de bois. La mère s’éteint, lég[u]ant, demi consciente, demi délirante ses petites à la belle demoiselle qui s’est penchée sur leur misère.

 

Marguerite Priolo-Gaillot (1890-1955)

Fille du docteur Prioleau, elle devient à l'âge de 19 ans reine du Félibrige limousin. Pendant le première guerre mondiale, elle s'engage comme infirmière à la Croix-Rouge de Brive.

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Besogneuse

Qui est dans la gêne, dans le besoin.


Lundi 15 janvier 1917

 

L’excellent chrétien et soldat, le bon chef, père de quatre petits enfants, Paul P., a été mis à la tête d’une compagnie de disciplinaires. À plusieurs, nous faisons des colis pour ces déshérités. Il remercie et ajoute : « Priez pour mes pauvres soldats, sans abri et sans feu dans la neige. »
Du même : « Les ruines de Nieuport achèvent de crouler sous la neige et les obus, et nous ne pouvons même plus nous y abriter. »

 


Mercredi 17 janvier 1917

 

Trahison grecque, spéculations Yankees ; tripotages français, compromissions russes, hypocrisie et barbarie boches, voilà le menu du jour. J’en ai la nausée, le mal de mer… non, de terre. Je voudrais m’évader d’une planète si mal habitée.

 


Dimanche 21 janvier 1917

 

Laurent m’a causé une vraie joie. Un capitaliste, désireux de rester à l’arrière, lui avait offert de s’associer à lui, de lui apporter de gros capitaux pour une fourniture d’État, et de le faire par ses relations verser dans l’a[u]xiliaire puis réquisitionner. « Ce sera facile, avec vos trois blessures, vos derniers six mois d’hôpital et votre état d’anémie », avait remarqué le capitaliste. Laurent m’a chargée de transmettre un refus poli : « Je ne veux pas le dire crûment à M. L. parce qu’il y verrait une leçon mais je n’entends pas me faire verser dans l’auxiliaire et m’embusquer, j’aime mieux courir les risques d’une nouvelle campagne. De plus malades que moi retournent au feu. »

 


Jeudi 25 janvier 1917

 

Anniversaire de ma naissance. Je souhaite ne pas le compter trop longtemps ; pas assez surtout pour revoir une autre guerre.

 


Vendredi 26 janvier 1917

 

Visite d’une dame Schmidt, veuve de bonnes manières, de bonne tenue, que les bombardements ont chassée successivement de Briey, son pays natal, de la Marne, puis de Nancy et qui fait halte ici.
« Trois jours avant la déclaration de guerre, les Allemands étaient à Briey. Le pharmacien [Winsback] fut aussitôt adossé à un mur et fusillé par eux devant les siens parce qu’il avait conduit dans son auto le sous-préfet qui fuyait la ville… Dans la petite bourgade [de] la Marne où je me refugiai, on ne dormait pas, on passait la nuit debout, son bagage à portée de main, regardant flamber les villages environnants. À Nancy, on était bombardé par trois canons à longue portée puis par les  qui venaient s’assurer des dégâts commis. On entendait les projectiles faire ssss puis plouf. On descendait chaque fois à la cave, mais c’était toujours après l’éclatement. Dans une maison voisine de la mienne, une femme et trois de ses enfants furent tués ; le dernier né resta indemne, suspendu parmi les ruines dans son berceau ; le père, soldat en permission, revint d’une course et dut dans des draps prêtés, rassembler les débris de ce qui était une heure auparavant ses enfants et sa femme. Un autre immeuble s’écroula sur des religieuses réfugiées dans leur cave et qu’on eut grand peine à en retirer.
– Mais enfin, Nancy n’a pas tant souffert que Reims.
– Ah ! Madame ! Tant qu’ils ne l’auront pas détruit, ils ne seront pas contents. Ils conduisent leurs gros canons par des tu[n]nels et les braquent à l’entrée. On dit bien que nos avions les ont repérés mais comment les détruire ? On prétendait que nous avions un canon à longue portée à D. mais il faut trois mois encore pour que l’installation soit faite. »
Sur l’imprévoyance d’avant-guerre, sur le désarroi des premiers temps, la réfugiée donne des détails navrants. « Si l’on montait sur les collines à la frontière, on apercevait dans toutes les directions du côté allemand des lignes stratégiques ; du côté français, une étendue sans voies ferrées ; au moment de l’invasion, des jeunes gens des villages frontières accourus dans les villes pour accomplir leur devoir de Français furent, sous prétexte qu’on manquait d’uniformes et d’armes, renvoyés chez eux et sont maintenant prisonniers en Allemagne… »

Mensonges des journaux de tous pays, inspirés, muselés ; vendus les uns à un groupe de belligérants, les autres à l’adverse.

Blocus sous-marin.
La laitière Catissou suit en pleurant le chemin qui la ramène chez elle.
« Qu’y a-t-il Catherine ?
– Hi ! hi ! hi ! tous nos alliés se sont tournés contre nous ! Les Roumains nous ont battus. Nous sommes perdus ! Mon fils est perdu ! D’ailleurs il ne m’a pas écrit depuis huit jours.
– Vous êtes plus bête que vos oies. On vous dirait que la lune est accroché[e] à un arbre et crevée ou noyée dans la rivière, vous le croiriez. Rentrez votre mouchoir, on s’est fiché de vous, voilà la vérité. »

Le père D. m’avait promis hier une bonne friture. Ce matin il se présente penaud.
« Mauvais temps, mauvaise pêche. Tout ce que j’ai pris, c’est un Boche crevé. Et les branches d’un saule l’ont arrêté au bord d’une petite île ; bien sûr, il trempait depuis plus d’un mois !
– Eh bien ! il faut l’enterrer. Ensevelir les morts – même Boches – est une des œuvres de miséricordes que nous commande le catéchisme… mais vous savez, ne m’apportez plus de friture avant la fin de la guerre. Je lui trouverais trop le goût du Boche. »
Bonhomme, le pêcheur s’est rangé à mon avis.
On a trouvé de l’aide et le noyé a été mis en bière et en terre ; il y avait quelque mérite à remuer ce cadavre d’ennemi en putréfaction.

 « Le 19 août 1914, Léon Winsbach [Winsback] [1867-1914], pharmacien en ville basse, fut exécuté par les Allemands pour avoir emmené le sous-préfet de Briey [Meurthe-et-Moselle] à Verdun, avec sa voiture. Aujourd’hui, en sa mémoire, une stèle est apposée sur la maison où il a été fusillé [place Thiers]. » (Source : http://www.ville-briey.fr/site/decouvrir_tourisme_ballade.php).

Taube

Type d’avion allemand, surnommé « la colombe » (taube, en allemand) en raison de la forme de ses ailes, il est utilisé par les Empires centraux aux débuts de la Première Guerre mondiale.

Carte postale. Archives municipales de Brive, 37 Fi 985.

Carte postale. Archives municipales de Brive, 37 Fi 985.