Mercredi 7 juin 1916

 

Le jeune ébéniste d’art  a été affreusement blessé à Verdun. Enterré par un obus, il est resté une demi-heure enseveli sous les cadavres de ses compagnons qui protégèrent ses jambes ; à force de prières, il obtient que quelques survivants le sortent de son tombeau. Mais dans leur hâte, sous la pluie d’obus, d’un coup de pioche, les sauveteurs fendent le casque et le crâne du patient. Le voilà dans un hôpital de Verdun car il n’est pas transportable, l’épaule et un doigt brisé, les côtes enfoncées, la tête fendue, un éclat d’obus sous un œil, brûlé, défiguré, sourd, aveugle. On le trépane. Pas de fièvre ! Au bout de huit jours, on enlève un de ses bandeaux, il y voit un peu d’un œil et se hâte d’écrire à son père : « Cher papa, ton pauvre fils est passablement détérioré par tout le corps mais tu es si bon sculpteur que tu répareras tout cela quand je serai de retour auprès de toi. »

Vitrine de la boutique de Vincent Ribes, père de Martial Ribes (cliché Service de l'Inventaire du Limousin).

Vitrine de la boutique de Vincent Ribes, père de Martial Ribes (cliché Service de l’Inventaire du Limousin).

Martial Ribes (1886-1970)

Martial Ribes est le fils du sculpteur sur bois Vincent Ribes (1851-1920), qui exerça à Brive à la fin du XIXe siècle.

Dans sa jeunesse, Martial Ribes s’initie à la sculpture et travaille avec son père. Mais, durant la première guerre, le 29 mai 1916, grièvement blessé, il est réformé et les séquelles l’empêchent d’exercer son métier de sculpteur. Plus tard, il intègre le Trésor public.

Vincent Ribes en famille, avec à sa droite son fils Léon-Marcel, et à sa gauche, sa seconde épouse Jeanne-Louise Borne et son fils cadet Martial (Doc famille Martinot)

Vincent Ribes en famille, avec à sa droite son fils Léon-Marcel, et à sa gauche, sa seconde épouse Jeanne-Louise Borne et son fils cadet Martial (Doc famille Martinot).

Nous remercions Madame Maryse Chabanier.

Pour en savoir plus : CHABANIER (Maryse), "Martin Vincent Ribes et l'histoire d'un panneau de bois sculpté" dans Bulletin de la Société scientifique, historique et archéologique de la Corrèze, t. 136, 2014, p. 115-137.


Samedi 10 juin 1916

Comment on entend, lorsqu’on veille un malade, dans le silence de la nuit, le tic tac fatal d’une horloge. Deux mots tintent dans mes pensées dès que la 22e heure interrompt mon labeur absorbant : « Verdun… nos soldats… nos soldats… Verdun… »

Les hommes sont en mer ; en perdition. Le bateau de sauvetage est parti. Ultime, unique espoir. Cette houle de tempête où les vagues géantes poussent les deux bateaux, tantôt vers le rivage, tantôt vers l’écueil et le gouffre, les entraînent, soulèvent pour mieux les précipiter vers les bas fonds, ou les recouvrent, menacent de les engloutir, les [illisible] disparaissent et reparaissent. Du rivage, les femmes regardent dans une angoisse, une anxiété inexprimable, pleurant, priant, invoquant tous les saints, voyant impuissantes, périr ceux qu’elles chérissent.
L’horreur de telles heures, nous la vivons depuis deux ans, accrue, multipliée démesurément par l’idée que le cataclysme s’étend à des millions d’êtres qu’elle fut volontairement [illisible] par quelques pouvait être épargnée.

Comment peut-on vivre si longtemps dans ces affres mortelles ?

Conscients des services qu’ils rendent, nos défenseurs en prennent à leur aise avec les règlements.
Des permissionnaires montent dans un  de première où se trouve un officier très élégant. « Vous n’avez pas le droit de monter en premières », remarque l’officier. Le poilu qui s’avance en tête, salue militairement : « Mon Capitaine, à Verdun, je suis en premières », et il s’assied, imité par les autres.
Hier, notre commandant de place, pointilleux et vétilleux, croise un poilu de passage qui oublie de le saluer. « Eh bien ? Qu’est-ce que c’est ? On ne salue pas ses chefs ? Votre nom ? » Le poilu regarde le commandant et goguenard : « C’est-il que vous voulez m’envoyer des cartes postales ? Merci, j’ai une marraine. » Et il s’esquive laissant le commandant estomaqué.
Ces répliques, du reste, font plus d’honneur à l’esprit de nos soldats qu’à leur sagesse.

 

 

Vagon

Francisation de l’anglais wagon en usage au XIXe siècle.


Dimanche 11 juin 1916

Toujours des événements qui vous frappent soudain comme des balles, vous assomment comme des gros projectiles : mort de , perte du fort de Vaux, invasion de la Vénétie, chute de . Et d’autres chocs de joie alternent : évasion de Gilbert, victoire de Loutsk.
Un bombardement ininterrompu.

 

Mimi Lafarge à Albert Héry :

Pentecôte, 11 juin 1916.
Votre carte m’a causé un double plaisir puisqu’en me donnant de vos nouvelles, elle me donne aussi l’occasion de vous connaître des yeux. Peut-être un jour nous verrons nous réellement. Cela vous tarde, n’est-ce pas ?… Mais espérons. C’est si beau l’espérance et c’est tout ce qui nous reste quand tout semble noir autour de nous ! Aussi, je vous conseille de garder précieusement cette petite lumière ; un brin de paille suffit pour la rallumer et je voudrais que ma carte soit ce tout petit tison, qui réchauffe votre âme et entretient votre espérance. Je sais bien que l’espérance, ça ne pousse pas tout seul ; et pour la conserver, il faudrait que nous soyons toujours heureux ; mais alors, à quoi nous servirait-elle ? C’est quand nous sommes dans la peine qu’il faut la ressortir et nous en servir pour croire à des jours meilleurs. Et, voyez-vous, quand on croit que notre Père du Ciel veille constamment sur chacun de nous, l’espérance ne s’en va jamais. Lorsqu’on pense aux paroles si douces qu’Il nous a dites en quittant la Terre, cela fait du bien : « Mes enfants, aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. » Et vous, cher Frère de guerre, vous avez la grande consolation de vous dire que vous avez vraiment aimé vos frères, votre famille de France, puisque vous avez exposé votre vie pour nous ; sachez bien que vous ne pouviez rien faire de plus grand pour nous. Aussi, croyez à ma profonde gratitude ; et encore, en souffrant la captivité, vous faites beaucoup pour tous. Que cette pensée vous console et soutienne votre patience. Pour vous faire plaisir : votre frère a écrit à Mlle Genès ; il va très bien.
Vous recevrez deux boîtes de lait, deux conserves de viande, du sucre et des pâtes alimentaires.
En attendant le plaisir de vous lire et d’apprendre que votre état s’améliore, recevez mon sympathique souvenir.

 

 

Horatio Herbert Kitchener (1850-1916)

Maréchal et homme politique britannique, lord Kitchener est décédé le 5 juin 1916 au large des Orcades (archipel situé au nord de l'Ecosse).

Antonio Salandra (1853-1931)

Homme politique italien, il est président du conseil du 21 mars 1914 au 18 juin 1916. Suite à la chute de son gouvernement, un gouvernement d'union nationale se forme et est dirigé par Paolo Boselli.


Mercredi 14 juin 1916

 

Nos amis Russes. Sentiment de gratitude et d’a[d]miration ; on se sent petit devant eux en ce moment.

 


Jeudi 15 juin 1916

 

Changement d’heure.
Plaisanteries, murmures. Un peu d’agacement ; très peu de trouble. Comme une immense machine bien montée, bien huilée, que la pression du doigt suffit à mettre en marche, la nation a suivi l’impulsion donnée.
Je m’amuse à compter ainsi : sept-huit heures… une douze-treize heures.
Jeune postière qui avance le soir d’une heure et la nuit d’une autre et arrive une heure d’avance au bureau. Industriel qui se trompe de jour et avance l’horloge dès le 13. Paysans qui gardent l’heure ancienne – « Soun bestias couma dens ches. »

 


Vendredi 16 juin 1916

 

Manie qu’ont les Français de se dénigrer entre eux, de se dénigrer eux-mêmes. Le Nord, le Midi, et vice versa ; l’administré, l’administrateur ; le civil, le militaire ; le citadin le campagnard.
Permissionnaire de Verdun du 126e traite ceux du 226 d’ (ces derniers viennent d’être décimés à Douaumont) ; à entendre un soldat, son régiment est le plus brave, le plus éprouvé, etc. les autres sont formés de tire-au-flanc. Comme on tient, il faut bien que la plupart soient méritants et courageux. Croix de guerre, le permissionnaire me conte qu’il a mis à Thiancourt, étant agent de liaison, 8 heures pour faire 100 mètres sous des feux de barrages… que ses cinq compagnons furent tués et… qu’il suait et tremblait de peur en atteignant son poste !…
Craintes qu’inspire le Parlement. Lois sectaires. Les femmes du peuple disent non sans raison : Alors, ce sera comme au temps des seigneurs ?
Séance « secrète ». On tremble à l’idée des sottises du mal que peuvent faire ces brouillons, ces intrigants parmi lesquels se trouvent sûrement des vendus.
« La Chambre, expression de la Souveraineté nationale. » Vous ne vous doutez donc pas que la nation vous a mis en accusation et même condamnés par contumace ?
L’humilité, les mea culpa vous siéraient bien.

Causerie avec un noir blessé.
« Comment as-tu reçu ce coup de couteau sous le bras, Gueye Demba ?
– Être beaucoup nuit. Moi dire à Sergent : « Une Boche là-bas. » (Boche est du féminin pour Gueye Demba.) Sergent pas vouloir croire. Moi dire : « La Boche venir. » (Dans les ténèbres, le noir y voit sans doute mieux que le blanc.) « Va la chercher. » Moi ramper, pis sauter sur la Boche. La Boche piquer moi. « Amène-la. » Moi jeter la Boche au sergent.
– Ti l’avoir tuée ?
– Oui, Boche foutie ! plus tuer Sénégals.
– Comment ti avoir fait ça ? »
Gueye Demba brandit son poing énorme. « Casser gueule ! »

« Gueye Demba, que fais-tu dans ton pays ?
– Planter et vendre cacaouettes (sic) pour 5 000 F par an.
– Qu’est-ce que tu as dans ta maison ?
– Glace-armoire, autre glace, lits, table, tapis…
– Avec quoi t’éclaires-tu ?
– Électricité. (Gueye Demba habite la banlieue de Saint-Louis.)
– Qu’est ce que vous mangez les jours de fête ?
– Acheter deux boui (deux bœufs), moutons et beaucoup lièvres, oiseaux ; faire rôtis, sauces – Boui, 50 F ; mouton 5 F ; belle poule 25 sous.
– Que fait ta femme en t’attendant ?
– Femme coudèr… cousir… couser, cousi… (Gueye Demba n’arrive pas à trouver l’infinitif coudre.)
– Que feras-tu quand tu seras de retour chez toi ?
– Planterai cacaouettes (sic) et prendrai autre femme… »

 

Embusqué

Militaire affecté, par faveur, à un poste éloigné de tout danger.

Texte rédigé par les élèves de seconde du lycée Cabanis lors d’ateliers aux archives municipales de Brive en 2014.


Lundi 19 juin 1916

 

Je voudrais dire avec art, adroitement, à chaque peuple ce que j’éprouve à son égard. Essayons : « La paix est conclue, des fêtes la célèbrent. Je suis une femme à la mode très courtisée, non pas une parfaite beauté grecque ou romaine, ni une blonde et pâle sirène du Nord, ni une éclatante méridionale, mais une fine spirituelle ensorcelante Parisienne. Reine d’un bal cosmopolite, je conduis le cotillon ; une foule de soupirants, de prétendants de tous pays viennent s’agenouiller à mes pieds sur un coussin pour que je fasse un choix parmi eux.
Du Boche et du Turc, je me détourne avec horreur ; l’Autrichien, je le repousse vivement, ce qui ne le surprend pas, il est habitué à de tels succès ; quand le Bulgare s’avance, je me détourne pour sourire de loin au Russe.
Au Hollandais, je murmure : « Que faisiez-vous au temps chaud ? Vous vendiez du coco, du curaçao au gourmand Allemand. Dansez tout seul maintenant. »
Au Suisse, je dis avec regret : « Quel excellent homme vous êtes ; et quel dommage que vous me disiez « Je vous aime » avec l’accent tudesque ! »
Au Yankee : « Vous vous plaisez à rester spectateur et fournisseur. Je vous inviterai à ma noce et je vous ferai une belle commande. Et vous êtes si généreux, cher M. Sam, que vous m’enverrez un magnifique cadeau. »
Au Russe : « J’ai bien des raisons de t’aimer mais je t’aime d’instinct et je serais capable de monter en croupe avec toi pour courir les steppes si… si je n’apercevais dans un coin, un soldat français, un glorieux et modeste mutilé vers qui vole mon cœur débordant d’amour. »
À l’Anglais qui arrive en retard : « Dear ally, vous m’avez fait de délicieuses surprises au cours de la guerre, et révélé des qualités que je ne vous connaissez pas mais allons faire un tour au buffet. Tandis que je viderai à petits coups une coupe de Champagne, vous engloutirez thé, toasts, cakes, sandwiches, et cock-tails (sic) ; et nous nous dirons au revoir en échangeant un cordial handshake… Mais, vraiment, après tout ce que nous avons fait pour rester Français, j’aurai peur à présent de trop m’angliciser. »
À l’Italien : « Mon frère prodigue, mon Benjamin de frère ; quelle joie de t’avoir retrouvé. Mais contentes-toi, pourtant, de mon amour fraternel. »
À l’Espagnol : « Fi, c’est vilain d’être jaloux de ceux qui vous affectionnent ! »
Au Serbe : « Brave entre les braves, je baise ton épée, qui vaut la Durandal du glorieux vaincu Roland. »
Le Polonais et l’Arménien sont absents ; il n’est point de fête pour eux ; ils auront de moi une pensée tendre et pieuse.
Au Belge : « C’est à moi, d’être à genoux devant toi, ami sûr, sûr ami ; veux-tu que je sois ta sœur de charité ? d’un peu de mon de sang pour remplacer celui que tu as versé pour nous ? Aimons-nous maintenant et toujours comme on s’aime au ciel. »
Au Grec : « Comment toi, si beau dans ton enfance et ta prime jeunesse, es-tu à ce point méconnaissable ? Avec ce regard et ce front fuyant, ce sourire faux, cet air couard, tu ne peux plus être un héros, même de roman… Mais ne serais-tu pas un Boche affublé d’un faux nez grec ? » »

 


Mardi 20 juin 1916

 

Les violentes émotions de ces deux années, les souffrances subies nous blaseront, émousseront notre sensibilité et nous feront peut-être même par la suite trouver la paix fade.
Non, il y aura trop à faire.

 


Mercredi 21 juin 1916

 

Manque de discipline.
Le commandant d’armes constate avec une profonde tristesse : « Les soldats installés aux terrasses de cafés, d’autres que je croise dans la rue négligent de me saluer. Je monte à la gare, et trois prisonniers boches se lèvent et portent avec respect leur main à leur casque. »

Envoyé non encore reconstitué à Verdun, le 326 est dissous ; après Douaumont où il a perdu 450 hommes ; un bataillon versé au 300e de Tulle où se trouve un officier remuant, influent ; un autre au ; chagrin des soldats. « On n’est donc pas content de nous ? Nous sommes allés quatre fois à l’assaut. »
Le 300e n’a pas été comme nous cité à l’ordre du jour. Alors, on n’aura plus droit à la fourragère ? Qu’on vienne nous l’ôter et notre drapeau aussi, nous le défendrons. Nous ne laisserons pas ôter le numéro de nos cols… « Brûlons le drapeau et communions tous avec ses cendres. »
Ici, on crie à l’injustice ; on pétitionne ; le ministre promet sa bienveillance. Un officier fait comprendre à ses hommes que la discipline doit passer avant l’amour du drapeau. Retour du drapeau à la caserne Brune ; un sous-lieutenant et deux sergents l’apportent, très affectés.

Caricatures contre le colonel, homme sans énergie, piètre chef : il cherche avec une lanterne ses soldats qui s’envolent à tire d’ailes.

Le drapeau ne passera pas sous l’Arc de l’Étoile.

63 jours au front, 5 jours de bivouac seulement.
Pas assez de vivres et d’eau.

Cris, tumulte, quand le drapeau part.

Sous le colonel Larrieu, le régiment fut porté à l’ordre du jour ; le colonel X ne s’occupe pas du 326.

Numéros devenus reliques (août 6).

 


Vendredi 23 juin 1916

 

Feu de la saint Jean. Man[n]equin représentant  avec des moustaches jusqu’aux yeux et un bras raccourci. Mouillé, puis brûlé.

 

Guillaume II de Hohenzollern (1859-1941)

Carte postale. Archives municipales de Brive, 37 Fi 841.

Carte postale. Archives municipales de Brive, 37 Fi 841.

Né à Berlin, Guillaume II est le dernier empereur (Kaiser) allemand et le dernier roi de Prusse.

Texte rédigé par les élèves de seconde du lycée Cabanis lors d’ateliers aux archives municipales de Brive en 2014.


Samedi 24 juin 1916

 

Si l’on ouvrait mon cœur en ce moment, on y trouverait gravé le nom de « Verdun ».

 


Mercredi 28 juin 1916

 

L’homme éprouvé, désenchanté doit tendre les bras à la Mort comme le petit enfant à la nourrice qui va l’endormir.