septembre 1916


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Vendredi 8 septembre 1916

 

Je choisissais des journaux au bureau de tabac. La petite buraliste me dit brusquement avec une émotion où entrait de l’effroi : « Oh ! Regardez ces malheureux ! » Deux mutilés s’avançaient sur leurs béquilles. L’un n’avait plus de jambes ; mais à cela, on est presque habitué ; l’autre… traînait sous lui deux membres tordus, inertes et ce qui les rendait effrayants à voir, dépourvus de chair ! Les bandes de toile et laine n’enserraient jusqu’à l’abdomen que des os. Et ces infortunés n’avaient pas 25 ans et portaient l’uniforme des chasseurs alpins ; ils avaient escaladé maint glaciers et poursuivie des chamois !
« N’ayons pas l’air de voir leur infirmité.
– Vous avez raison. »
Les deux camarades d’infortune demandent 4 sous de tabac à fumer ; puis l’air gêné, ils s’attardent et celui qui est censé avoir des jambes demande timidement : « N’auriez-vous pas quelques feuilles de papier à cigarettes de rebut à nous donner ? » Ils ne possèdent pas à eux deux le cinquième sou nécessaire à cette emplette ! La buraliste leur tend un cahier de papier Job ; tandis qu’ils remercient, je remarque leurs provisions de route dans l[a] musette : un morceau de fromage et du pain. J’aurais facilement pleuré de leur dénuement et aussi du vide de ma bourse à ce moment-là.

 


Vendredi 15 septembre 1916

 

Quand je fais un cours de littér[ature] grecque, j’éprouve une rancœur. Positivement, j’en veux aux modernes Hellènes… de leur ingratitude ?… sans doute, mais aussi d’avoir avili en eux la rayonnante image de jadis.

 


Samedi 16 septembre 1916

 

Ce matin, émouvante séance musicale donnée à l’angélique Mimi L. que la maladie tient étendue depuis deux ans sur une chaise longue près du piano muet où elle s’exerçait avec un enthousiasme de future véritable artiste. Une flamme trop vive qui l’a consumée. Blanche Selva, trois de ses élèves, le violoniste Pantanelli et moi, nous nous sommes réunis dans la chambre de la malade qui se levait d’une nouvelle pleurésie ; étendue dans son fauteuil, tout amenuisée, mais le regard rayonnant un sourire de béatitude aux lèvres, Mimi a écouté cette musique, avant-goût d’un paradis, proche peut-être. Quelle fut tragiquement belle jouée par Blanche Selva et Pantanelli, la sonate d’Albéric Magnard fusillé, voici deux ans, par les Allemands dans son manoir des Fontaines !
Ces plaintes brisant la tendre mélodie, ces cris de révolte semblent prophétiser la fin dramatique de l’artiste dans une scène de dévastation et d’incendie par un beau jour d’août en un décor champêtre. Blanche Selva rappelle l’originalité d’Albéric Magnard, « le hérisson des Fontaines », fantasque bourru, recevant mal les indiscrets. Nécessairement, un tel homme devait être révolté par la brutalité boche, braver les menaces et périr. Alors j’évoque l’Espagnol Granados, noyé par une torpille allemande. Et la vague berceuse, puis la tempête s’offrent tour à tour à nous. Blanche Selva joue un chant de guerre et des mazurkas de Chopin et par cœur, l’Appassionata. Tandis que j’écoutais Magnard joué par Selva, je regardais ma chère Mimi si amaigrie et je ne pouvais me défendre d’une profonde émotion.
L’enfant malade, la jeune musicienne réduite à n’être plus qu’une auditrice d’élite forme un lien bien fort entre nous, ses amis. Et sa compréhension, sa belle âme, ses souffrances l’apparentent aussi à ces grands maîtres qu’elle écoute religieusement.
Pendant que la merveilleuse pianiste ressuscitait la fougue pathétique et désespérée de Beethoven, je songeais que le génie, quand il est monté assez haut vers les régions célestes, se détache des contingences terrestres ; l’âme des Albéric Magnard et celle des Beethoven fraternisent à ces hauteurs et fondent harmonieusement leurs plaintes.
Mais nous voici revenus à la France d’aujourd’hui, à la France héroïque. J’interroge Blanche Selva sur La Marseillaise.
« Ce n’est pas seulement la marche, dit-elle, c’est l’assaut ; il faut la jouer à une allure vive.
– L’invocation : « Amour sacré », un peu moins vite. »
Au début de la guerre, Vincent d’Indy l’a fit exécuter à Paris dans un concert. L’accélération de l’allure, la brusque explosion du chœur au refrain, l’émotion des auditeurs la rendaient saisissante. Au deuxième refrain, Vincent d’Indy fit signe au public qui chanta tout entier en un chœur formidable. C’était sublime.
« Êtes-vous content maître ?, dit Blanche Selva.
– Oui, mais… ils n’ont pas fait la double croche ! »
Midi. J’embrasse Mimi, je dis à Mlle Selva : « Je n’ai écouté qu’un moment mais j’entendr[ai] toujours. » Je serre la main à ses élèves et à Pantanelli encore surpris que je l’ai abordé tantôt en italien, et je m’éloigne toute vibrante comme un instrument qu’une main puissante a touché.

« La force consiste surtout à se mettre au-dessus des événements, à les considérer de haut sans jamais s’y arrêter. » Goethe.

Celui qui écrivait tranquillement , tandis que les Français prenaient Mayence, n’est-il pas de la même race que les Bernhard.

L’impassibilité de Goethe n’explique-t-elle pas celle des chefs allemands modernes devant la douleur, la souffrance qu’ils infligent ?

Petits travaux des poilus, indices de patience. Feuille de chêne travaillée, cadre en fils de soie, écorce découpée et peinte ; ciselures, menus travaux qui accompagnent et abrègent la grande œuvre de libération ; obus de  transformés en vases et où se dessine une [artro ?]. Branche de roses.
Elle me dit bien des choses, la collection de menus objets dont, pour reconnaître quelques attentions, m’ont gratifiés des poilus. Leur naïve gratitude d’abord : pour « un mot de lettre », une visite à l’hôpital, de bonnes chaussettes, un livre, ils s’estiment mes obligés, eux qui risquent leur vie et souffrent mille maux pour nous défendre. Aussi, je suis touchée et fâchée. Ils me disent de ces dons encore, l’ingéniosité, la patience de ces Français qu’on prétend inattentifs. Voici une énorme feuille de chêne des Éparges qu’un procédé habile a transformée en une gaze vert clair où mon nom se détache en vert foncé ; voici un cadre tricolore tissé en fils de soie ; voici un[e] écorce de bouleau de l’Argonne pyrogravée ; voilà un encrier artistique fait d’une fusée de 77 allemand mais surmontée d’un coq gaulois en cuivre ; et des bagues à palmes, à écussons, à croix de Lorraine, ou bien ornées hélas ! d’un éclat de vitrail de Reims et des coupe-papier, des porte-plumes faits de balles allemandes, anglaises, bulgares ; un gobelet d’aluminium tout ciselé et portant cette inscription : « Verdun 1916 ». Songeant enfin que ces menus travaux accompagnent, abrègent la grande œuvre de libération, je suis bien près de les considérer comme des reliques.

La Grèce tombe dans la pire anarchie par la faute de Sophie de Prusse, l’Italie et la Roumanie ont épousé les sentiments d’Hélène de Monténégro et à (sic) Marie d’Angleterre. Même en Orient, ce sont les femmes qui gouvernent.
La Suède est germanophile avec sa reine allemande et la Norvège anglophile avec sa reine britannique.

 

Collecte 14-18. Carte postale, fonds Gérard Gautherie 51 NUM.

Collecte 14-18. Carte postale, fonds Gérard Gautherie 51 NUM.

Reineke Fuchs

Épopée en douze chants de Johann Wolfgang von Goethe composée en 1793 [Roman de Renart].

Canon de 75

Inventé par le commandant Deport et le capitaine Étienne Sainte-Claire Deville, le canon de 75 mm modèle 1897 est la pièce d’artillerie la plus célèbre de l’armée française en 1914. Grâce à sa supériorité technologique, il devient rapidement un des symboles de la nation luttant contre l’envahisseur.

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Carte postale. Collection Gérard Gautherie.

Carte postale. Collection Gérard Gautherie.


Dimanche 17 septembre 1916

 

Les Bavarois sont remplacés à la gare par des Prussiens ; les premiers faisaient parfois « kamerad » et attrapaient des cigarettes, des fruits. Les nouveaux venus ont la mine et l’allure de chiens enragés. Un employé a dit à l’un d’eux qui parle un peu français.
« À présent, les Roumains marchent avec nous.
– Non, non avec nous.
– Puisqu’ils ont déclaré la guerre à l’Autriche !
– Non, non.
– Regarde le journal. »
Le Boche regarde, s’exclame : « Les cochons ! », et très agité va communiquer la nouvelle aux autres. Ce jour-là, les Prussiens ont oublié d’être arrogants.

 


Jeudi 28 septembre 1916

 

L’alerte et gai petit soldat de Salonique [Alphonse B.], qui reconnaissant de menues bontés, m’écrit toujours [et] a trouvé, bien que peu lettré, une phrase admirable pour résumer la situation :
« À présent, ce n’est plus la souffrance de l’invasion : c’est la souffrance de la victoire. Et pour cela, on souffrira tant qu’il faudra. »
Antoinette L., à qui j’ai répété ces paroles, veut les prendre pour thème d’ouverture à la rentrée scolaire.

Bonne-femme qui vient voir son fils à l’hôpital temporaire et qui glisse une pièce de 2 F dans la main de Mme de L., infirmière-major.
« Gardez cet argent, madame, il vous sera peut-être utile.
– Non, non. Vous prenez de la peine pour le petit. »
J’interviens en souriant : « Mme de L. n’a pas besoin de cela elle a un château et plusieurs maisons. Elle soigne les blessés par bonne amitié. »
La paysanne reste ébahie que celle qu’elle a prise pour une salariée soit une dame riche ; elle balbutie : « Alors, alors… gardez-la pour eux. »

(1896-1981) pendant la guerre de 1914-1918. Son courage et sa blessure le 27 septembre 1916

Les 25 septembre [1916], le 162e est à l’offensive. Il faut s’emparer du village de RANCOURT puis d’un point très dur, la tranchée allemande des PORTES DE FER. Le 27, dans l’assaut de la tranchée, LOUIS [MACARY] abat les servants d’une mitrailleuse, qui est ainsi muselée. Mais, alors qu’il se penche pour recharger son fusil, un des défenseurs allemand l’atteint à l’épaule. La balle lui casse une hypophyse de la colonne vertébrale. Aussitôt paralysé des bras, il glisse vers le fond du trou d’obus d’où il avait jailli pour tirer. Mais l’eau y stagne… Il parvient quand même à ralentir sa descente en s’accrochant par les pieds. C’est un camarade (le copain MANIERE) qui le remonte et le sauve avant d’être évacué vers l’arrière.
L’assaut a pu être poursuivi et la tranchée neutralisée puisque l’historique du régiment indique que déjà, le lendemain 28 septembre, les combats ont cessé. Au moins provisoirement.

Extrait du récit de Jean-Louis Macary reproduit avec son aimable autorisation.

Citation à l'Ordre du Commandement de l'Infanterie décerné à Louis Macary. Source : Jean-Louis Macary.

Citation à l’Ordre du Commandement de l’Infanterie décerné à Louis Macary.
Source : Jean-Louis Macary.

une des nombreuses réalisation de Louis Macary

Une des nombreuses réalisations de Louis Macary et son père François : la Cité des Roses construite en 1932 par l'Office d'Habitation à Bon Marchés de la ville de Brive. C'est le premier habitat collectif de ce type à Brive.

 

Louis Macary (1896-1981)

Fils de l’architecte municipal de Brive François Macary, il est lui-même architecte. Après-guerre, aux côtés de son père, il contribue à la construction de la Cité des Roses, première cité d’habitat collectif de Brive (1934).

Texte rédigé par les élèves de seconde du lycée Cabanis lors d’ateliers aux archives municipales de Brive en 2015.