Dimanche 1er octobre 1916

Dans cette titanesque tragédie, le roi Constantin a trouvé le moyen de ravaler la dignité souveraine jusqu’au rôle comique. Jusqu’à présent, il n’a su être que le mari de Sophie et faire le malade au moment du danger, comme Pierre Pathelin. De moins en moins, il est roi de Grèce, mais il est bien vraiment le roi des embusqués !

 

 


Mercredi 4 octobre 1916

 

Paul C. a la mâchoire fracassée. Louis M. traversé par une balle. Alph[onse] B. atteint de paludisme.

 


Jeudi 5 octobre 1916

 

Écho de Paris. 5 octobre, première page :
» « Nous nous tournons avec reconnaissance vers ceux qui n’ont jamais douté de notre cause… vers nos alliés qui nous ont soutenus. Parmi eux, la France a une place à part dans notre cœur… Soyez certains que les Serbes n’oublieront jamais l’homme d’État français qui a voulu et exécuté l’expédition de Salonique ni les marins français qui ont sauvé nos soldats. » Un ministre Serbe.
Quatrième page :
» « Les [s] de Missolonghi ont voté une motion déclarant que sous aucun prétexte ils ne se laisseraient entraîner à une guerre en faveur de l’Entente. »…
» M. Apostolidès, le nouveau ministre Grec du commerce, croyant Verdun pris par les Allemands s’est écrié « Maintenant nous sommes sûrs d’aller à Paris ! »

Réserve militaire

Ensemble des citoyens qui, ayant effectué leur service militaire, ne sont pas appelés à combattre immédiatement lors d’un conflit.

Texte rédigé par les élèves de seconde du lycée Cabanis lors d’ateliers aux archives municipales de Brive en 2014.


Dimanche 8 octobre 1916

 

Ma femme de ménage qui me suivait aux emplettes attire brusquement mon attention : « Oh ! voyez ces drôles de petits soldats ! », et elle rit bruyamment :
« Sont-ils noirauds ! Mais ce sont des enfants de 15 ans ! »
– Des petits hommes de 30. Ne leur riez donc pas impoliment au nez.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Des Annamites qui viennent travailler pour nous. »
Et je regarde, avec une involontaire commisération, le défilé de ces soldats asiatiques, dont le langage est un gazouillis d’oiseaux, qui ont un teint de momie avec un air réjoui, une grosse tête sur corps frêle, et semblent ternes et engoncés dans leur costume kaki ou gris de fer sans ornements, et dont la forme seule rappelle leur costume national. Les rires et les remarques saugrenues des enfants et des commères accourus me déplaisent et je sens le besoin de témoigner de l’amitié à ces pauvres dépaysés. Je sais que, là-bas, en Indo-Chine, l’ont fut maladroit et dur – peut-être forcément – et qu’il y a eu des actes regrettables, des révoltes. Je crains que ces petits soldats soient ici plutôt contre leur gré et je voudrais qu’on leur témoigne un peu de chaude sympathie. L’attitude de la foule les choque-t-elle ? les [illisible]-t-elle ? Ils y répondent par des grimaces et des gambades qui redoublent l’effet produit.
Du moins moi, petits frères jaunes, je vous salue, comme naguère vos grands voisins les Indous, en rêvant au temps béni où régnera l’universelle fraternité – que peut-être les morts seuls, en Paradis, sont appelés à connaître.

 


Mardi 10 octobre 1916

 

Faut-il dire que les Anglais sont venus défendre la France ou se défendre en France ?

 


Jeudi 12 octobre 1916

 

Il y a des individus honnêtes, justes, vertueux, irréprochables ; des nations justes et honnêtes, cela ne s’est jamais vu. Mais la morale qui semble avoir progressé parmi les individus est en régression chez ces groupements d’individus qu’on nomme nations. Ni foi, ni loi chez celles-ci. Aussi bien les sanctions humaines manquent trop à leurs actes. Peut-on créer des lois, des peines, une gendarmerie pour les peuples assassins, voleurs, banqueroutiers ?

 


Samedi 14 octobre 1916

 

Un  découvre que le peuple d’Israël, le peuple élu, a traité quinze siècles av[ant] J.-C. les Amorrhéens comme les Allemands 3 500 ans plus tard ont traité les Belges ; et il en conclut que l’Ancien Testament a pris soin – longtemps d’avance – d’approuver les Germains et que ceux-ci ont pour eux Dieu et la Bible. C’est tout juste si Moïse n’a point poussé la prévenance envers les Germains en général et Karl Dunkmann en particulier, jusqu’à nous dire que les Hébreux avaient garanti par traité la neutralité du territoire amorrhéen et qu’ils le piétinaient pour anéantir plus sûrement de paisibles voisins. Sans doute, il est très ingénieux, pour se défendre d’être des Huns du Ve siècle après J.-C., de s’égaler à une peuplade errante qui vécut il y a trente-cinq siècles ; mieux encore, c’est se qualifier de primitifs, de barbares. Mais les tribus d’Israël ayant commis des crimes, adoré le Veau d’or, Caïn ayant tué Abel, et David, Uri[e], Salomon s’étant plongé dans l’idolâtrie et la luxure, leurs turpitudes, cela veut-il dire que Dieu est avec vous, qu’on est le peuple ou le souverain élu de Dieu ? Le Seigneur permet le mal, il ne le commande point. Allons, allons ! pauvres Boches, si vous n’aviez pas conscience de vos crimes, chercheriez-vous sans cesse des excuses ? Ayant violé des nations, des femmes et des églises, torturé, massacré des innocents, commis toutes sortes d’abominations, vous voilà condamnés désormais à profaner l’histoire – même sacrée – à torturer, à massacrer des textes, à perpétrer d’odieux attentats contre la pensée, la vérité. Fouillez, vampires : dans vos recherches fiévreuses, vous vous blesserez à cette sentence « Quiconque frappera par l’épée, périra par l’épée. » ou vous verrez briller soudain le « Mane, Thecel, Phares ». Furetez partout en quête de circonstances atténuantes, d’échappatoires, de soi-disant preuves : vous les sentirez toujours illusoires, dérisoires. Entassez, amoncelez thèses et plaidoyers : jamais, jamais, jamais, vous ne parviendrez seulement à vous justifier à vos propres yeux.

 

Karl Dunkmann (1868-1932)

Théologien protestant et sociologue allemand.


Lundi 16 octobre 1916

 

La France sera catholique ou boche ?

 


Mercredi 18 octobre 1916

 

Une société s’est fondée, qui s’efforcera de maintenir vivace dans les régions envahies le « Souvenir » des maux et des outrages subis du fait de l’Allemagne. Je souhaite que cette société fusionne avec le « Souvenir français » et s’étende à toute la France. Tous les glorieux mutilés de la guerre devraient en faire partie de droit, car ils sont le souvenir vivant et frappant du crime. Tant qu’on verra circuler de nombreux boiteux et manchots, on n’oubliera point. Il faudrait réunir parfois les mutilés, les décorer dans des cérémonies où ils auraient les premières places ; il faudrait que tous les arts répandent partout les images de la guerre ; il faudrait frapper tous les sens. C’est dans cinquante ans que le Souvenir risque de pâlir, de s’effacer et qu’il faudrait surtout le raviver.

 


Vendredi 20 octobre 1916

 

Le vaillant lieutenant P. indique ainsi son envoi dans la région la plus dangereuse du front : « J’ai cédé ma villa de Nieuport (une cave sous des ruines) pour la somme indiquée. »

 


Mercredi 25 octobre 1916

 

Au parloir de l’orphelinat, exposition des objets faits dans la région pour les églises dévastées : aux murs quatre ornements verts, cinq blancs, deux rouges, un violet, trois noirs peints, brodés ou tapissés ; sur des tables autour et au milieu de la vaste pièce, des blancheurs liliales aubes, bourses, nappes d’autel, etc., en guipures, en Venise, en tulles, au passé, au plumetis… Tout en admirant, on  un peu. « Madame X avait envoyé de vieux ornements bons à mettre au feu qu’il a fallu lui retourner… Mme Z a fait un ornement si beau qu’elle a préféré le donner à sa propre paroisse et a de même apporté les vieux… » Mais enfin, notre petite exposition prouve qu’il y a parmi nous de braves ouvrières du bon Dieu…

 

Potiner

Familier et vieux. Faire des potins, des commérages.


Jeudi 26 octobre 1916

 

Ce soir à 8 heures, toutes les lumières s’éteignent brusquement. Ma voisine de palier ouvre sa porte et m’appelle :
« Mademoiselle Marguerite, êtes-vous rentrée ?
– Je suis là. Qu’y a-t-il ? Un  ?
– On le dirait…
– Bon ! moi qui allais me mettre au piano ! »
Ma mère crie alors :
« Que se passe-t-il ? Que faites-vous ?
– Nous chantons ténèbres. »
Et de rire en tâtonnant.
Mais, un peu plus tard, j’ai trouvé l’aventure moins drôle en constatant que les conduites d’eau étaient rompues. J’ai couru à la fontaine sur la petite place et j’ai pu remplir un seau en le laissant une demi-heure sous le robinet. Seule au clair de lune, je ne pouvais, malgré le dépit que j’en éprouvais, m’empêcher de tressaillir quand un éclair d’acier s’élançait dans le ciel…

 

Taube

Type d’avion allemand, surnommé « la colombe » (taube, en allemand) en raison de la forme de ses ailes, il est utilisé par les Empires centraux aux débuts de la Première Guerre mondiale.

Carte postale. Archives municipales de Brive, 37 Fi 985.

Carte postale. Archives municipales de Brive, 37 Fi 985.


Dimanche 29 octobre 1916

Visite d’un brave « demi-poil » (un soldat du front mais non de la ligne de feu) qui a lutté vigoureusement contre… les rats, les poux et les mouches.
« Tous les matins, dit-il, je suis forcé de les chasser.
– Les Boches ?
– Non les mouches. Il y a devant l’entrée de ma cagna un fumier grand comme la place de l’hôtel-de-ville.
– Pauvre Augias ! Il faut l’arroser de crésyl.
– Quelle vermine ! Plus on en tue, plus il en vient.
– Des Boches ?
– Non des mouches, des rats, des poux… Ah ! Qui sait quand on les aura !
– Les Boches ?
– Non, les rats… »
Thiaumont, Haudromont, Douaumont, toutes les hauteurs, les forteresses que les Allemands avaient mis trois mois et des centaines de mille hommes à conquérir, trois divisions des nôtres les leur ont reprises en une demi-journée. Oh oui ! nous sommes fiers et bien heureux de voir dégager Verdun ; mais nous ne ferons pas comme les Boches quand ils ont conquis Douaumont, des pavoisements, des démonstrations tapageuses. La souffrance, le péril, nous ont rendus profondément sérieux ; la victoire chez nous ne provoque pas l’ivresse ; c’est simplement un cordial qu’on savoure dans un silence ému et reconnaissant.