décembre 1916


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Vendredi 1er décembre 1916

 

Français, que déplorons-nous ? Qu’on ne nous demande pas assez. Pourquoi ne sommes-nous pas rationnés depuis le début de la guerre ? Pourquoi ne nous a-t-on pas mobilisés tous, n’a-t-on pas réclamé nos cuivres, nos étains pour en faire des munitions ? Et nos bijoux pour les fondre ? Boutons, ornements d’uniforme de mon aïeul ; précieux collier génois en perles et filigranes de ma grand-mère, j’ai regret [d]e n’avoir pu vous sacrifier.

 


Lundi 4 décembre 1916

 

Il se trouve des Grecs pour tendre des guet[s]-apens aux Français, répandre le sang des sauveurs, des amis, des chantres de la Grèce. Ne conviendrait-il pas que nous nous corrigions de nos qualités, principalement de notre confiance et de notre folle générosité ?

 


Mardi 5 décembre 1916

 

Pleurer les morts ? Pourquoi ? On est bien plus tranquille sous la terre que dessus.

 


Mercredi 6 décembre 1916

 

Le fils du pharmacien F. (de P.), revenu d’Allemagne, conte ses tentatives d’évasion. La première fois, il se sauve avec un camarade – on ne se hasarde guère seul – et un jour de pluie – c’est le temps favorable. Un gardien gagné leur a procuré des effets. Ils croisent la patrouille :
« Gut nacht !
– Gut nacht ! »
Et la patrouille s’éloigne. Au bout d’une nuit de marche, éreintés, les fugitifs s’endorment dans une carrière. Une fusillade les réveille ; ils se croient découverts et visés. Nullement. Ils sont dans un champ de tir. Par malheur, un officier vient regarder les silhouettes pour vérifier la justesse du tir et aperçoit les évadés :
« Qui êtes-vous ?
– Civils ! »
C’est tout ce que les prisonniers peuvent répondre faute de savoir l’allemand. Les voilà repris, mis quinze jours au cachot. À la sortie de prison, nouvelle tentative. On se cache dans une grange sous des gerbes.  ! Les fermiers viennent justement charger leur paille ! Arrestation, deux mois de cachot. Troisième départ à sept. On erre un mois, souffrant du froid et de la faim ; enfin, on atteint la frontière hollandaise : elle est barrée par un courant électrique. Six fugitifs creusent un tunnel par-dessous ; le septième, impatient, jette de la terre sur les fils électriques, passe et se sauve. Surpris, les autres sont ramenés au camp. Six mois de prison. Le septième mois, F., qui commence à parler l’allemand, se met dans les bonnes grâces d’un  qui l’emploie aux bureaux. Sur une liste de g[ran]ds blessés en partance pour la Suisse, F. s’inscrit comme infirmier. À la frontière, deux majors, un Suisse, un Allemand l’interrogent.
« Vous êtes porté sur la liste comme infirmier, dit l’Allemand, mais du camp, vous êtes signalé comme évadé.
– Il y a erreur, major.
– Si vous êtes infirmier, faites ce pansement. »
« Aïe !, se dit F. Enfin, essayons ! Dans la pharmacie, j’ai vu quelquefois opérer mon père. »
« Bien mal posé ce bandage, grommelle le Boche.
– Pas très bien, mais, on voit quand même que le garçon n’en est pas à son coup d’essai, assure le Suisse bienveillant.
– J’ai envie de le garder , reprend le Boche.
– Bah ! la grande Allemagne n’est pas en danger pour un homme de plus ou de moins, affirme le malin Suisse.
– Ni pour mille », renchérit le Boche flatté.
Et le faux infirmier fraudât la frontière. Patrie et liberté ! F. répète que, si malheureux soient-ils, les Français sont parmi les captifs les moins infortunés. Leur force morale les soutient, leur bonne humeur rend leurs gardiens moins féroces. Les Anglais sont plus maltraités ; les Russes meurent comme mouches, crèvent de misère et ne sont secourus que par les Français qui ne peuvent hélas ! remédier à tout !

Grande joie chez les « rhéto » et les « philo » : un député a proposé d’accepter les engagements à partir de 16 ans. Pour eux, c’est chose faite : demain, ils vont échanger l’uniforme du collège contre celui du soldat. Christian M., qu’on appelait Cricri l’an dernier encore, n’a d’ailleurs jamais eu peur de rien, et qui ne rêve qu’aviation depuis le meeting de V. où il fit un vol avec le pauvre Chambenois tué depuis. En cachette de papa et maman, ce potache de 16 ans a écrit au ministre de la Guerre pour s’engager. Le ministre répond que les soldats seuls sont admis à devenir pilotes. Cricri est tout défrisé mais compte que l’avenir le dédommagera.

 

Carte postale. Archives municipales de Brive, 37 Fi 1952.

Carte postale. Archives municipales de Brive, 37 Fi 1952.

Malechance

Variante orthographique de malchance.

Feldwebel

Grade dans l’armée allemande correspondant à celui d’adjudant.

Jusqu’à plus ample informé

Sous réserve de renseignements plus complets.


Vendredi 8 décembre 1916

 

À la lingerie de la , une infirmière remet des lainages à un blessé qui revient à son dépôt :
« Bon courage, bonne chance !
– Oh ! vous savez, j’ai tenu vingt-six mois, je tiendrai bien encore autant s’il le faut ! »

 

Croix-Rouge

La Croix-Rouge a été fondée par le Suisse Henri Dunant en 1864. Durant la Grande Guerre, la Croix-Rouge française est l’auxiliaire du service de santé des Armées. Elle est à l’origine de la création de près de 1 500 hôpitaux auxiliaires et a mis à disposition 68 000 infirmières diplômées.

Texte rédigé par les élèves de seconde du lycée Cabanis lors d’ateliers aux archives municipales de Brive en 2015.


Samedi 9 décembre 1916

 

Une paix perpétuelle ? Chimère ! Chaque fois que nous avons voulu nous faire un paradis terrestre, nous en avons été chassés manu militari.

 


Dimanche 10 décembre 1916

 

Les .
On nous a envoyé, cette fois, des compagnies de discipline ou plutôt d’indisciplinés. Quelques-uns d’entre eux ayant été punis, tous font leur entrée au chant de L’Internationale. Le commandant de place, navré, s’étonne que les officiers des mutins restent impassibles.
Des gamins s’avisant de dire : « Voilà les joyeux ! » Mal leur en prend, ils sont houspillés par nos lascars qui n’entendent pas qu’on les… étiquette. Des midinettes qui leur rient au nez reçoivent une leçon de savate. Ce début promet. Cependant, depuis, il y a bien eu quelques , des disputes, les  se sont plaints parfois que leurs nouveaux clients s’en vont sans payer, les fillettes sages ont évité de s’attarder la nuit venue mais les disciplinaires se sont montrés plus bruyants que malfaisants et ce sont de trop hardis soldats pour qu’on n’ait pas quelque indulgence pour leurs frasques de grands enfants terribles qu’ils chantent, plaisantent, plastronnent et fanfaronnent. Nous savons que dans peu de jours, on va les jeter sans ménagements, sans regret à l’endroit le plus exposé : ne sont-ils pas des joyeux ?

 

Joyeux

Surnom donné aux soldats des bataillons d’infanterie légère d’Afrique (BILA) qui étaient recrutés parmi des condamnés possédant un casier judiciaire.

Algarade

Altercation vive et inattendue avec quelqu’un.

Mastroquet

Marchand de vin au détail. Débit de boissons (abréviation courante : troquet).


Lundi 11 décembre 1916

 

André B., un gaillard solidement charpenté qui fait tranquillement des randonnées à bicy[clette] et à pieds, veut s’engager dans l’artillerie avec un autre volontaire. Il se rend à la caserne pour y passer la visite. Après une heure d’attente, ne voyant pas venir les majors, ils sortent du bureau de recrutement pour se dégourdir sur la route. La porte se ferme, impossible de l’ouvrir. Le factionnaire interrogé ne connaît pas l’entrée intérieure : « Bon sang, j’entrerai tout de même », crie André qui se met en devoir d’escalader la haute muraille et s’appuie sur la poignée de la porte pour ce faire. Au même moment, un major courroucé ouvre et voit un pied à la hauteur de son visage. « Tonnerre ! Qu’est-ce que c’est ? » André se laisse choir comme un sac.
« Je voulais… entrer… au bureau… de recrutement…
– Par ce chemin ?
– La porte… était fermée…
– Espèce d’andouille ! »
André, troublé des reproches, le cœur battant de l’effort fait, passe la visite et le major le trouve cardiaque et refuse d’accepter son engagement.

 


Mardi 12 décembre 1916

 

Un jeune soldat, blessé assez grièvement à la jambe et au bras, est depuis peu à l’hôpital. Son père, un bon campagnard, est venu le voir hier et l’a laissé heureux, réconforté, en promettant de revenir aujourd’hui à 2 heures. À 11 heures, un garçon d’hôtel essoufflé, affolé vient dire : « M. A. – c’est le père du blessé – a laissé cette nuit le robinet du bec de gaz ouvert et l’on ne peut ranimer ce pauvre homme. » Un major, une sœur courent en hâte à l’hôtel pour tenter le sauvetage. Tout est vain. Comment cacher la vérité au blessé ? À 2 heures, il s’attend à voir son père ; regarde la porte, prête l’oreille au bruit des pas. À mesure que le temps s’écoule, il s’étonne, s’inquiète, interroge. L’infirmière troublée diffère le plus possible l’explication.
« Mon ami, votre père est fatigué.
– Fatigué ? Ça ne l’empêcherait pas de venir.
– Assez souffrant.
– Qu’est-ce qu’il a… Que lui est-il arrivé ?
– Un accident.
– Mon Dieu !
– Mon pauvre petit…
– Il n’est pas mort ?
– Du courage ! »
Il entrevoit la vérité et crie : « Papa ! » Puis ce sont des questions hachées, des plaintes, une révolte ; et tout à coup :
« Je veux le voir !
– Mon cher petit, ce n’est pas possible en l’état ou vous êtes.
– Je veux le voir ; si vous ne voulez pas m’y porter, je m’y trainerai, comme je me suis traîné sur le champ de bataille. »
Alors, deux infirmières l’ont porté sur une civière auprès de son père mort et, ce soir, le petit blessé [est] hanté d’images funèbres : chef de famille mort, mère  seule pour cultiver la terre avec le petit frère, a 40[°C] de fièvre. Dieu seul pourra dénombrer les victimes de cette guerre.

Loulou – 12 ans – jubile : il est question de mobiliser les enfants à partir de son âge.
« À quoi serais-tu bon ? dit son père.
– À un tas de choses : les commissions, le balayage ; ce qu’il y a d’embêtant, c’est qu’il faudra avoir le certificat d’études, et jusqu’en juillet il n’y aura pas d’examens ! »

L’Angleterre est la plus solide mais, la plus exigeante de nos alliées.

 

Débile

Qui est faible de constitution, qui manque de force ; fragile.


Jeudi 14 ( ?) décembre 1916

 

Devant la mairie se presse une foule étrangère, femmes, enfants, vieillards appuyés sur des béquilles. Ce sont deux mille habitants de l’Aisne que l’ennemi a évacués. La générosité suisse les a vêtus et réconfortés au passage de sorte qu’ils sont propres, décents. Ils content leur existence en pays envahi, comment ils seraient morts de faim sans les secours américains et que les Boches, à court de vivres, leur achetaient ou leur prenaient le riz qu’on leur donnait. Des garçonnets se dégagent alors de l’attroupement et l’on s’aperçoit qu’ils ont la main droite coupée…

 


Vendredi 15 décembre 1916

 

Un tour au marché.
Malgré la guerre, les denrées ne manquent pas ; en ce moment, dindes, oies grasses, volailles de toutes sortes, foies truffés, s’offrent à pleines corbeilles aux gourmands ; mais à des prix de famine. Une oie se paye de 70 à 100 F, autant qu’un porc naguère ; un porc de 400 à 500 F, autant qu’un bœuf ; par contre, les truffes ne valent que 2,50 F la livre. À la foule bigarrée des acheteuses, où l’accent flamand et lorrain se mêle à l’accent local, s’ajoutent des poilus casqués et crottés, des nègres, des Annamites au comique baragouin ; des réfugiés ont créé des petits commerces ambulants : un brave petit vieux ardennais fait des affaires avec des tartes aux pommes et parle avec importance de ses « clients ». Je loue sa pâtisserie ardennaise et son cœur d’exilé en est tout remué. « Ah ! Madame ! si c’était des pommes de chez nous ! »

Le charbon coûte 9 F le quintal ordinaire au lieu de 2 F.

Pour flamber un porc, l’essence manque et aussi la paille.

 


Lundi 18 décembre 1916

 

Ce matin, plus de gaz. Surprise d’autant plus désagréable que je pars de chez moi à huit heures et que je n’ai rien pour le remplacer. Ma bonne voisine, Mme B. m’engage heureusement à faire chauffer notre déjeuner sur sa cuisinière. Ce qui nous vexe, c’est de n’avoir été prévenus ni par l’usine à gaz ni par la mairie. Nous courons tous vainement chez les marchands de charbon où ne reste aucune sorte de combustible ; chez les épiciers où l’on ne trouve plus  ni pétrole, ni essence, ni alcool. On erre sous la pluie battante à la recherche de fourneaux, de casseroles électriques, d’on ne sait quoi. La petite Suzon qui m’accompagne nargue l’averse et l’adversité en répétant :
« C’est le soleil de Montauban
Qui lave les pierres en descendant ! »

Au bout de 2 heures, ruisselant de partout, j’ai conquis un trépied des fagots, un petit fourneau parisien et 5 kg de charbon de bois. Que le charbon manque pour notre chauffage, notre éclairage, tant pis pourvu qu’il ne manque pas pour les munitions ; mais les usines à gaz ne produisent-elles pas des matières utiles à la défense nationale ? Et enfin, on devait nous avertir. Cette inertie, ce manque de courage pour prévenir d’une éventualité désagréable, c’est bien de chez nous (gens des pays envahis qu’on rassurait à tort).
Aïe ! À l’hôpital ! Quel désarroi ! Les salles ne seront plus chauffées qu’une heure. (Pourquoi justement de 9 à 10, quand pour le balayage tout est ouvert ?) Encore notre bonne administration. On ne peut radiographier le petit soldat qui a des éclats d’obus dans le cou ; il faut désinfecter tous les instruments à l’eau bouillante dans la cuisine ; c’est un va-et-vient de sœurs et d’infirmières ; les douches seront froides ; les bains on n’en pourra prendre.
Aux bureaux de rédaction, l’impression des journaux est arrêtée ; les magasins, les hôtels s’éclairent vaguement avec des lampes, des bougies. Pour comble, c’est un jour de foire et les maîtres d’hôtel ne savent comment [sustenter] tout le monde.
Le tambour passe enfin pour « prévenir » que le gaz manquera un temps indéterminé. Que ne faisait-on pas cette annonce huit jours d’avance ?

 


Lundi 25 décembre 1916

 

Chez le boulanger. On cause des nouvelles taxes. La boulangère dit à deux braves femmes :
« Faites attention, dès le 1er janvier, les timbres pour les lettres seront à 3 sous.
– Oh !, répondent-elles, n’ayez crainte, nous allons nous dépêcher de faire provisions de timbres à 2 sous ! »

 

La Croix de la Corrèze, 7 janvier 1917. Archives municipales de Brive, 8 S 1106.

La Croix de la Corrèze, 7 janvier 1917. Archives municipales de Brive, 8 S 1106.


Décembre 1916

 

En prévision de quelque offensive, on évacue les hôpitaux de la première zone. Verdun nous en envoie encore 200. L’un d’eux, un sergent, nous est particulièrement recommandé : « Sous-officier d’un courage et d’un dévouement exemplaires. Les pieds gelés, refusait de se séparer de ses hommes. » Hélas ! un des pieds s’est écorché. Le sergent nous arrive avec le tétanos. Le major V. et sœur Marguerite ne l’ont pas quitté de la nuit, lui faisant des piqûres d’heure en heure, le disputant à la mort de toutes leurs forces, de toute leur volonté comme nos soldats disputent Verdun aux Boches.