Jeudi 2 novembre 1916

 

Temps sombre, comme voilé de crêpes. Dans l’église aux lourds piliers, aux profondeurs ténébreuses où l’ombre des voûtes de pierre est épaissie par la voûte de nuages qui la surplombe, rien que des ombres en prières, des femmes en noir tenant parfois sur leurs genoux un bébé en blanc.
Ces vivants en deuil s’ignorent en ce moment : ils sont avec les disparus, avec les menacés, les mutilés ; ma pensée va du vieil ami que la terre recouvrait l’an dernier à pareille époque à Paul C., à Louis M. et au petit Alphonse B. gisants gravement atteints sur des lits d’hôpitaux…

 


Dimanche 12 novembre 1916

 

Pour la troisième fois depuis le début de la guerre, la mort est entrée dans la maison et nous faisons auprès d’un pauvre cadavre la veillée funèbre. Selon ma coutume, j’ai enfermé en moi un bouleversement qui me terrassera seulement quand j’aurai cessé d’être utile. Tandis que les proches accablés , un peu seule dans la chambre mortuaire après une prière et une pensée pour le mort, j’ai commencé de lire dans L’Imitation, à la lueur du cierge, les méditations sur les misères de la vie ; mais une bonne dame est venue me rejoindre et m’a fait des confidences ahurissantes sur elle, son fils, son époux et ses bonnes. Comme si c’eut été le signe d’une grandeur future, elle m’a conté que son petit garçon, avant même de savoir marcher, suçait des morceaux de viande crue que lui donnait le boucher ; qu’aujourd’hui il est un gros mangeur de viande… et qu’il continue à la dévorer crue. Incidemment, elle m’a révélé, sans y voir de corrélation, qu’il avait le ver solitaire. J’ai regretté ma pieuse lecture et déploré que ma veillée funèbre fût rendue macabre par cette conversation qui, pourtant, était une sorte d’appendice grotesque au chapitre des misères humaines.

 

Reposer

Verbe intransitif. Être en état de repos, de tranquillité. Ex : Il ne dort pas, il repose.


Dimanche 19 novembre 1916

 

Nouvelle manœuvre des X ; cette fois, c’est la bru qui m’entreprend sous un quelconque prétexte : c’est l’envie de la paix qu’elle a mission de propager.
« Traiter la paix, en ce moment, me semble peu avantageux pour nous. Ne serions-nous pas forcés de céder quatre ou cinq départements ?
– Oh ! vous savez les habitants du Nord et de l’Est sont tous pour les Allemands. »
Témoin Barrés ; témoin cette Lorraine que connaît ma cousine Sara et qui ne veut pas porter le deuil de ses 6 fils parce qu’ils sont morts pour la patrie ! « Oh ! il y a quelques rares exceptions. » Témoin aussi cette division d’acier formée d’hommes de l’Est et qui a toujours vaincu les Boches.
« Mais vous voyez bien qu’on ne les aura pas !
– Ma foi, ils ont bien frappé aux portes de Verdun mais on les a reconduits lestement et ils n’ont pas voulu le prendre.
– Auraient-ils fait tuer 300 000 hommes pour aller le regarder de près ?
– Sans les Anglais, on aurait maintenant la paix. »
Ah ! -dog ne lâchera pas la proie pour l’ombre.
« Et qui sait si l’on pourra chasser de France les Anglais !
– Les Anglais, il n’y en a pas : Il y a des Canadiens, des Australiens des Zélandais, des Indous ; mais vous savez aussi bien que moi que les Anglais ne se battent que sur mer. »
Cette énormité proférée avec un sang-froid britannique, je laisse l’agent boche décontenancé. Et je m’éloigne en songeant : « Ma petite, tu as tort de vouloir duper plus malin que toi. Cela pourrait te jou[e]r quelque tour. Tu m’as appris que ta nièce correspond avec cinquante Australiens, qu’elle a, Dieu sait dans quel but, fêtés à leur passage. C’est un renseignement intéressant car il se pourrait que la jeune personne travaillât pour la même boutique que toi. De moi tu n’as eu que des… camouflets. »

 

John Bull

Personnage symbolisant l’Angleterre, à l’instar de Marianne pour la France ou de l’oncle Sam pour les États-Unis. Bourgeois grassouillet portant un chapeau haut-de-forme et dont le gilet est taillé dans un Union Jack, le drapeau du Royaume-Uni, il est souvent accompagné d’un bulldog.


Lundi 20 novembre 1916

 

Quelle paix précaire, menaçante nous est préparée ? Le temps passe, nos sanglants efforts restent inféconds, la famille française et sa fortune ne sont plus que débris. « On les aura ! » « On n’est pas prêt ! » Ces deux clichés commen[cen]t à agacer. Les neutres, prétend-on, nous imposeront la paix en nous refusant toute aide. Ils pouvaient donc nous l’imposer dès le premier instant et ils sont complices des crimes accomplis. Eh ! bien ! si nous ne devions sortir seulement ruinés de l’épreuve et trouver dans cette ruine, comme je l’ai fait dans celle de mes parents, un redoublement d’énergie, d’activité, de sérieux, j’y verrais une compensation aux maux soufferts.

 


Mercredi 22 novembre 1916

J’ai distribué autour de moi des chaussettes à raccommoder pour les blessés. Trois cents paires attendent à la lingerie. De malheureux incidents de comités ont éloigné des infirmières ; il faut faire double tâche. Au premier abord, certaines jeunes filles m’ont trouvée indiscrète : « Mais je ne sais pas repriser, je ne raccommode point mes bas c’est ma mère, c’est la bonne… » Peinée et vexée de la réponse, j’insistais et faisais accepter quelques paires « pas trop percées ». Il y a eu des reprises bien laides, trop claires, ou trop épaisses, grimaçantes, mais aussi de bonnes petites patriotes m’ont refait des talons au tricot ; la gentille Mlle C., qui n’a que 15 ans, a exécuté d’énormes reprises si artistement, si « pieusement », que j’ai déclaré ce raccommodage digne d’un héros. Le petit Vendéen à la tête fendue, qui a sauvé son lieutenant, n’y aurait-il pas droit ?

 

 


Vendredi 24 novembre 1916

Un vieil assassin paraît devant son juge. François-Joseph s’est bien fait délivrer par le pape un certificat de bonne conduite, un passeport pour le Ciel ; mais en ceci le Saint-Père me semble avoir imité ces maîtres prudents qui, pour ne pas s’attirer d’inimitiés, donnent de bons certificats aux mauvais serviteurs, et le Maître Éternel et Tout Puissant, le Souverain Juge n’a pas de ménagements diplomatiques à garder ; et le fonctionnaire intégré saint Pierre pourrait trouver passeport, certificat et porteur suspects. O Jean Chrysostome ! O Ambroise ! vous ne connaissiez pas non plus les concessions politiques. Et tu les ignores, toujours, cardinal Mercier !

 

 


Samedi 25 novembre 1916

 

J’ai voulu me confesser ce matin parce que, souffrante, je n’avais pu le faire à la Toussaint. Dans l’église, aux confession[n]aux, pas de prêtres. Les vicaires sont infirmiers ou  régim[entaires] et M. le curé, surmené, est gravement malade. À la porte de la sacristie, je rencontre un soldat qui s’efface pour me laisser passer.
« Nous n’avons pas en ce moment d’autre prêtre que celui qui sort d’ici, me dit le sacristain.
– Ce soldat ?
– Oui. Demandez-lui de se rendre au confession[n]al.
– Mais je ne le reconnaîtrai pas ; il y a plusieurs soldats dans l’église.
– Attendez, j’y vais. »
Le prêtre-soldat vient, me laisse débiter ma fâcheuse litanie, puis il me morigène comme un ancien, un bleu. Il me reproche rudement mes petites défaillances, me montre qu’elles font un grand relâchement, que je ne suis pas un bon soldat du Christ, donne enfin une diane retentissante à ma conscience. Tout en me défendant un peu, je me disais en songeant que le g[ran]d Cardinal fut d’abord soldat : « Quel petit Richelieu !… C’est dommage qu’il ne commande pas un corps d’armée ! »

Les S. vivent d’une petite retraite d’ex-petit employé que le formidable enchérissement de la vie rend exigüe. Sans enfants, ils choient « un namour » [de] petite chienne fox-terrier, Finette, dont on leur a disent-ils vainement offert 500 F. Finette couche dans un berceau, elle a son couvert à table ; au salonnet, on voit Finette en photo et même en peinture. Hier, les deux époux ont appris avec émotion par le journal que les chiens de luxe allaient être imposés de 50 F. D’abord ils ont gardé le silence et fixé leurs regards sur la mignonne Finette qui chauffait son museau devant le feu.
« Nous ne pourrons pas la garder, a dit Monsieur.
– Oh ! mon ami !… »
Madame a pleuré toute la nuit. Quoi, Finette, l’innocente, la fidèle Finette, serait victime de cette horrible guerre ! Il faudrait la faire tuer. Non, cela ne sera pas. Ce matin, Madame S. a pris des résolutions héroïques : on gardera Finette coûte que coûte. On s’imposera trois jours sans viande chaque semaine. On renoncera au café dominical ; n’aie pas peur, chère Finette ! tant que tes maîtres auront un morceau de pain, ils le partageront avec toi.

 

Aumônier militaire

Prêtre catholique affecté, de par la loi, à un groupe de brancardiers. Il est à la fois celui à qui on se confie et se confesse. Il est aussi habilité à administrer les derniers sacrements. À noter que l’essentiel du service religieux est cependant assuré par les prêtres-soldats mobilisés.

Texte rédigé par les élèves de seconde du lycée Cabanis lors d’ateliers aux archives municipales de Brive en 2014.

Jeudi 30 novembre 1916

 

Contraste.
Ici-bas : toute la pompe funèbre imaginable.
Glas multiples, carrosses par douzaines, profusion de panaches et de tombeaux, amoncellement de fleurs, haies de troupes, cinq cardinaux, dix évêques, cinq ou six souverains, une ribambelle de princes, un char à huit chevaux pour ensevelir le corps de l’, simple charogne dès ce moment…
Là-haut, sans doute, son âme misérable, criminelle, craintive, suppliante devant son Souverain et qui sent un redoublement de terreur lorsqu’elle découvre parmi les élus, à la droite du Juge suprême, les âmes glorieuses de ses victimes…

 

Empereur défunt

Funérailles de François-Joseph, empereur d’Autriche, décédé le 21 novembre 1916.