Vendredi 8 septembre 1916

 

Je choisissais des journaux au bureau de tabac. La petite buraliste me dit brusquement avec une émotion où entrait de l’effroi : « Oh ! Regardez ces malheureux ! » Deux mutilés s’avançaient sur leurs béquilles. L’un n’avait plus de jambes ; mais à cela, on est presque habitué ; l’autre… traînait sous lui deux membres tordus, inertes et ce qui les rendait effrayants à voir, dépourvus de chair ! Les bandes de toile et laine n’enserraient jusqu’à l’abdomen que des os. Et ces infortunés n’avaient pas 25 ans et portaient l’uniforme des chasseurs alpins ; ils avaient escaladé maint glaciers et poursuivie des chamois !
« N’ayons pas l’air de voir leur infirmité.
– Vous avez raison. »
Les deux camarades d’infortune demandent 4 sous de tabac à fumer ; puis l’air gêné, ils s’attardent et celui qui est censé avoir des jambes demande timidement : « N’auriez-vous pas quelques feuilles de papier à cigarettes de rebut à nous donner ? » Ils ne possèdent pas à eux deux le cinquième sou nécessaire à cette emplette ! La buraliste leur tend un cahier de papier Job ; tandis qu’ils remercient, je remarque leurs provisions de route dans l[a] musette : un morceau de fromage et du pain. J’aurais facilement pleuré de leur dénuement et aussi du vide de ma bourse à ce moment-là.