Lundi 2 septembre 1918
Que va finalement amener cette guerre ? L’hégémonie des Anglo-Saxons. À eux les temps contemporains et sans doute futurs. Les Gréco-Latins sont survivance du passé, les artistes du monde non des [illisible] des meurtres.
Que va finalement amener cette guerre ? L’hégémonie des Anglo-Saxons. À eux les temps contemporains et sans doute futurs. Les Gréco-Latins sont survivance du passé, les artistes du monde non des [illisible] des meurtres.
L’Angleterre nous envahit cordialement.
Tout le monde en France veut apprendre l’anglais, paraître le savoir. On l’enseigne aux soldats, aux dames employées – cours drolatiques de la caserne (mixtes), on inscrit pour le cours supérieur des jeunes filles qui savait cinq ou six mots d’anglais –, élèves qui se regardent au miroir, se poudrent et s’ébouriffent en entrant au cours. Un grand journal se fait de la réclame en insérant chaque jour une bribe d’anglais. Cécile a attrapé trois mots : « Good day, Sir ». Du seuil, elle les lance à deux Américains qui s’arrêtent et entrent ; confusion de la gamine qui ne peut continuer la conversation.
Méthodes gram[maticales ?] ; dicos anglais s’enlèvent chez les libraires.
Diner chez M. L., son empressement auprès du jeune couple yank. Lui aussi veut faire voir qu’il sait l’anglais, il s’informe aimablement : « Are you drinken ? » L’Américaine éclate de rire. Réflexion de M. Larkinson sur l’hilarité et les étrangers. Il est en France depuis longtemps M. Larkinson ; sa remarque est-elle inspirée par la franchise anglaise ou par l’amabilité française ?
Ceux qui ont appris des mots dans leur journal veulent parfois me faire la leçon, ignorant à quel point l’anglais m’est familier. Je commence à le trouver envahissant et à me reprocher de lui accorder un temps que je pourrais consacrer au français. Je me demande si l’oncle Sam et John Bull apprennent le français avec autant de zèle. Voici deux officiers anglais : l’un, qui a appris le français avant de venir l’écrit bien et le parle mal ; l’autre qui n’en connaissait pas un mot, le parle bien et ne peut écrire une seule phrase. Ces deux exemplaires ne se retrouvent-ils point partout ?
Presque tous les peuples baragouineront le français et l’anglais.
Hantée par l’engouement général, cette nuit j’ai rêvé en anglais.
Eux mettent une bonne volonté remarquable à parler français et font des progrès surprenants.
Dans le métro, les trams, le train, on se fait la leçon.
Le petit Jean fait signe à un soldat anglais qui passe.
« Do you speak english ?
– Yes. »
L’anglais entre. Jean le fait asseoir, lui offre du thé, en répétant ou répondant :
« Yes ! Yes !
– How old are you ?
– Yes.
– What does your father do ?
– Yes.
L’Anglais s’en va et Jean, ravi, le suit des yeux. Ça n’est pas difficile de parler anglais ! Pour comprendre, c’est autre chose.
Ici, effroyable fracas. La lutte, dispersée quatre ans, s’y concentre avec un redoublement de violence. Là-bas, en Serbie, silence si profond que la pierre du tombeau semble être tombée sur la nation morte.
Depuis que le tabac manque, les buralistes sont tour à tour injuriées, menacées et comblées d’attentions. La pénurie de tabac amène chez elles l’abondance des denrées les plus rares. Les campagnards ne portent plus au marché d’œufs ni de pommes de terre. Les privilégiés, seuls, obtiennent du lait au double de la taxe ; tout renchérit fantastiquement. Mais à la buraliste, pour avoir la prise quotidienne ou le paquet du poilu, on donne gratuitement lait, œufs, fruits et volaille.
Escortée en quelque sorte par les fantômes des deux jeunes phtisiques mortes récemment dans le voisinage, en entrant, le samedi dans la chambre mortuaire de Jeanne P. enlevée à 20 ans par une méningite, je murmurai : « La mort frappe à bien des portes ! » Je ne savais pas que le lundi elle serait à la mienne, armée non pas seulement de la faux séparatrice mais encore d’instruments de torture variés. Et dès les premières vingt-quatre heures, ça été la certitude de la fin prochaine, le retentissement d’atroces souffrances qu’on est impuissant à soulager. Les efforts pour galvaniser nos propres forces défaillantes, puis cette concentration totale de tout ce qui vit en nous sur le souffle habitant de l’être cher qui va cesser de vivre… Une expiration plus forte… un arrêt… est-ce la fin ?… encore deux grands souffles… un brusque tassement… Elle n’est plus [illisible] celle qui a choyé mon enfance et m’a le mieux aimée… Le désespoir en suspens fait explosion qu’il faut refouler presque aussitôt pour que des mains étrangères ne procèdent pas sans soins pieux et pudiques à la toilette mortuaire, qu’il faut refouler encore deux jours pour formalités et les cérémonies funèbres. Et ensuite, c’est le vide étrange d’une survivante que dix mois ont laissée seule entre deux tombes.
Pas de plaintes au cimetière ; mais mon mouchoir et mes lèvres étaient ensanglantés ; je m’en suis aperçue au logis.
Je comprends bien ce que me disait le lieutenant C., accablé devant les souffrances de sa mère agonisante : « La mort n’est pas aussi affreuse sur les champs de bataille. »
Deux consolations puissantes planent sur mon deuil : les abondantes grâces spirituelles accordées à ma mourante ; celle que Dieu m’a faite en me donnant la force de tenir, d’accomplir mon long, mon écrasant devoir filial.
Des réconforts : la présence providentielle de ma chère Louise, et des témoignages de bonté, de sympathie si délicats qu’ils font couler les larmes non plus comme une averse orageuse mais comme une rosée rafraîchissante.
La « démoralisation » d’un soldat français.
Irène s’était laissé aller à m’écrire : « Mon mari et moi, nous en avons assez de la guerre ! Nous sommes démoralisés. » Choquée, alarmée de cet état d’âme, j’avais répliqué : « Comment vous, ma cousine, la descendante d’une lignée de braves qui allèrent en volontaires délivrer la Terre Sainte, les États-Unis et l’Italie, vous, la petite-fille d’un soldat de l’Empire, vous pouvez vous laisser démoraliser ? Penser à eux doit suffire à vous remonter. Si le moral de votre mari est bas, vous devez le relever ; vous lui ferez ainsi grand bien. Dites que vous êtes : malade, qu’il est épuisé, mais non pas démoralisé. » Avant que ma solennelle épitre fut parvenue, le cousin démoralisé m’écrivait incidemment : « Je viens d’obtenir ma deuxième citation pour avoir, quoique blessé, accompli la mission dont j’étais chargé. Ne vous inquiétez pas, ma blessure n’est pas grave. » Désormais, je saurais que démoralisation veut dire pour un Français, privation momentanée d’occasions de bravoure.
Je choisissais chez l’horticulteur des rosiers pour mes tombes. « Ce rosier aux fleurs ivoirines est joli, mais il paraît délicat. Je veux des plantes qui vivent plusieurs années. » Philosophe, le jardinier m’a répondu : « Il vivra plus que vous. » Jamais la mort ne fut en effet si imminente pour chacun qu’en ces temps.
Tout m’est amer, que je ne peux plus partager avec la disparue. Les raretés, les belles et bonnes choses que des amis attentionnés m’envoient ces jours-ci, m’attristent non moins qu’elles me touchent en me faisant songer qu’elle en est privée…
Au cimetière, quand je m’agenouille devant ce tertre fraîchement remué, à l’idée que ce corps d’où je sors moi-même, qui m’a bercé, que j’ai soutenu à mon tour, est là, j’ai envie de gratter la terre, de déblayer, d’arracher cette dépouille, de la reprendre. Puis je songe que tout cela n’est pas chrétien, que je dois harmoniser mes pensées avec nos communes croyances qui font de la vie un moyen, non une fin. Et même au point de vue humain, l’existence est-elle autre chose qu’un moyen, la mort de millions de soldats immolés à la survivance de la nation n’en est-t-elle pas en ce moment-même une preuve d’une grandeur, d’une évidence inégalée ?