Vendredi 2 août 1918

Cinquième année de guerre.

Des blessés pour nous. Victimes des gaz, la plupart ont les yeux bandés ; c’est un des plus affligeants arrivages. Si l’on pouvait greffer des yeux, les voyants devraient sacrifier un des leurs au profit de ces infortunés.

L’expiation vient-elle pour l’agresseur ? Il bat en retraite chez nous. En Russie, le meurtre de Mirbach et de Eich[h]orn, l’arrestation de Gorki commencent de venger le tzar martyr. La justice immanente fait sa filature. Attentivement, sans bruit, sans hâte, tel un agent de la police secrète, et confondu, stupéfait, le coupable se dit : « C’est elle ! Je suis perdu ! »

 


Samedi 3 août 1918

Pas de gâteaux, de tartines beurrées.

Gilberte s’étonne, s’irrite que je ne la plaigne pas davantage. Plus rien qu’un peu de graisse. Oh ! que c’est malheureux un Parisien sans beurre !

 

 


Dimanche 4 août 1918

Le marchand de journaux passe d’autant plus pressé que les trains ont eu une demi-journée de retard.

« La Petite Gironde !… Opinion des socialistes américains… La guerre à outrance !… »

Un vieux bonhomme qui a peut-être un petit-fils à la guerre montre par une porte entrebâillée sa tête anxieuse : « Où c’est Outrance ? » Le marchand qui a déjà repris sa course lui crie : « En Chine ! »

 


Lundi 5 août 1918

Quand nous gémissions, outrés et consternés : « Après quatre ans de guerre, nous voici revenus à 1914. » Nous ne croyons pas si bien dire. Oui, c’est bien 1914, le prodige de la Marne renouvelé. De quoi pourrions-nous bien douter maintenant ? Comme Israël aux temps du second temple, nous n’avons pas besoin d’autre confirmation : les témoignages que nous avons reçus nous suffisent. Mais il faut que ces chefs allemands si prônés Hindenburg Ludendorf, soient un peu ganaches pour avoir recommencé les mêmes fautes au même endroit, dans la même guerre. « C’est même chose ! même chose ! », répètent en riant les blessés noirs que le contentement anesthésie. Sur la Marne, sur l’Avre, sur l’Ancre, reculades ; et sur l’Océan, échec. Après avoir dit : « Notre avenir est sur la mer », ainsi déçus par l’eau douce et par l’eau salée, les Allemands ne deviendront-ils pas hydrophobes ?

 


Mardi 6 août 1918

La vérité a une force expansive, explosive même.

 

En voulant nous asservir, nous anéantir, nos ennemis nous aurons libérés, vivifiés, purifiés. Pour nous tirer de rêveries malsaines, de notre non pas décadence, mais décadentisme, il fallait cet effroyable réveil. Pour effacer notre humiliation, nos appréhensions, il fallait la Marne et Verdun, Sedan et Metz. Sans cette lutte gigantesque, notre pays naguère dénigré non sans quelques raisons, paraitrait-il le chevalier, le Cid des nations ? Pour nous rendre nos provinces de l’Est et nos frères captifs, il fallait la guerre, cette guerre, l’ambition monstrueuse de l’Allemagne, son dessein de nous assassiner. Malgré notre deuil, nos épreuves, reconnaissons l’ordre de la Providence.

 

Carte de France. Figurer en tricolore les départ[ements] où les naissances sont en excès ; les autres, en grisaille et en noir.

 

Vous, vous préconisez toutes les vertus domestiques, vous prêchez la repopulation. Eh ! comment ne voyez-vous pas qu’en affaiblissant ou déracinant toute croyance, toute espérance, où stérilisez le bon grain que vous semez ? Ne comprenez-vous point que les pernicieuses doctrines répandues par vous sont des semences vénéneuses qui infestent de proche en proche les champs fertiles ?

 


Mercredi 7 août 1918

Je sais maintenant de quoi sont faites les victoires : des fautes de l’adversaire et de l’habile parti qu’on en tire.

 

Pain de haricots véreux. Peu appétissant bien que les asticots soient cuits. Je n’aurais pas prévu que notre estomac accepterait sans grave dommages des aliments avariés.

 


Jeudi 8 août 1918

M. A. de Sainte-F. a une équipe de douze Allemands pour travailler ses terres. Le lot comprend un chanteur d’opéra, un professeur de langues mortes qui excite les autres à l’insubordination et à l’exigence, un ouvrier métallurgiste employé en France avant-guerre, enfin des cultivateurs. L’un de [ceux]-ci travaille avec le plus grand zèle et a fait savoir par l’interprète pourquoi il agit ainsi : il a chez lui un cultivateur français qui fait sa propre tâche à la complète satisfaction à sa femme. Alors son devoir lui commande de bien travailler chez le Français qui l’occupe. Oui, même ennemis, nous sommes encore solidaires, collaborateurs parfois. Ces deux prisonniers qui fécondent consciencieusement une parcelle de leurs patries en lutte, combattent un ennemi commun : la famine ; et sont dans la plus intelligente condition de la vie humaine qui consiste non à se dépouiller, à s’asservir mais à s’assister.

 


Lundi 9 septembre 1918

Depuis que le tabac manque, les buralistes sont tour à tour injuriées, menacées et comblées d’attentions. La pénurie de tabac amène chez elles l’abondance des denrées les plus rares. Les campagnards ne portent plus au marché d’œufs ni de pommes de terre. Les privilégiés, seuls, obtiennent du lait au double de la taxe ; tout renchérit fantastiquement. Mais à la buraliste, pour avoir la prise quotidienne ou le paquet du poilu, on donne gratuitement lait, œufs, fruits et volaille

 


Samedi 10 août 1918

Nouvelles de Hollande :

100 gr de viande par semaine (10 F le kg ; en fraude 15 F) ; une bobine de fil 3 F (1 sou le mètre) ; pas de thé, de café, de chocolat, de beurre. Un œuf, 0,75 F (c’est une rareté). (M. Chauvac, en pays envahi, à Saint-Quentin je crois, en a payé un 7 F).

En Belgique, la viande coûte 40 F le kg ; une paire de bas, 22 F.

 


Lundi 12 août 1918

Après avoir été sauvés de beaucoup de périls, nous le serons aussi j’espère de l’orgueil. Nous nous souviendrons qu’il y avait une part de vérité dans les accusations de nos ennemis et que nous avons à réparer nos torts envers nous-mêmes ; nous nous rappel[l]erons qu’assez nombreux et puissants pour donner l’Europe sous Louis XIV et Napoléon Ier, nous n’aurions sans doute pu tout seuls résister à l’Allemagne au XXe siècle. Trop justes pour vouloir asservir les autres, mais doucement fiers de notre part de gloire et de vertu en ces jours mémorables, nous devons simplement nous estimer, nous respecter nous-mêmes et restés grands par le génie et le courage militaires, restaurer et renforcer toutes les autres formes de notre grandeur.

 

Dans les derniers jours du XIXe siècle, à Rome, après un banquet qui réunissait un grand nombre d’Allemands et plusieurs notabilités politiques italiennes, Mommsen s’écriait : « Je bois à l’alliance de deux grandes puissances définitivement reconstituées et qui, s’il le faut, sauront combattre unies entre elles pour sauvegarder leurs droits reconquis. Mais qu’ont-elles désormais à craindre de leurs voisins jaloux ? La France n’est plus qu’un vain mot : nation déchue, peuple mort… »

Pauvre fat pédant ! Contente-toi du passé où tu interprètes à ta guise des textes effacés ; ne te fie même pas au présent ; crains surtout d’être mauvais prophète. Combattre unies ? Non, l’une contre l’autre. Un voisin jaloux, la France libératrice ? Un peuple mort, celui de la Marne et de Verdun ? Laisse parler ton âne, Balaam.

 

Agents allemands contraints de dire le contraire de ce qu’ils voudraient.

 


Vendredi 16 août 1918

20 heures.

L’ombre descend ; soudain, un renouveau de clarté me fait lever la tête et je reste éblouie, fascinée devant un couchant merveilleux : d’un disque de nuages noir et feu auréolé d’or s’élancent en éventail d’immenses rais de lumière rose. Cette gloire illumine tout l’occident et dépasse la moitié de la voûte céleste. Une image se précise à mes yeux, un symbole s’impose à mon esprit, celui qui se dresse à l’entrée de New-York : la Liberté éclairant le monde.

 


Samedi 17 août 1918

Serbes convalescents.

 

La population indigène est noyée dans l’élément étranger ; cela tourne à la Babel. Un Somali bronzé, au nez busqué, coudoie dans nos rues moyenâgeuses ou modernes une Flamande du blond le plus pâle ; un groupe d’ouvriers espagnols y succède à une troupe de prisonniers allemands ou d’infirmiers an[n]amites ; des scènes divertissantes se déroulent comme en un cinéma. Voici qu’un réfugié alsacien, excité par de copieuses libations, se prend de querelle avec son propriétaire. Injures, menaces ; les poings sont brandis ; un autre Alsacien prend fait et cause pour son compatriote. Des voisins soutiennent le propriétaire. Un prisonnier boche qui travaillait près de là s’en mêle. Arrive un Américain qui, voyant l’attroupement et la dispute, fait tournoyer son gourdin et admoneste véhémentement les adversaires… en anglais. Personne ne sait de quoi il s’agit. « Boches ! Boches ! », fait le Yank en désignant avec aversion le prisonnier et les Alsaciens qu’il ne différencie point. Deux Sénégalais sont survenus. « Boches ? Couper cou ! » Ils sortent sans hésiter leurs coutelas ; calmés, les disputeurs s’esquivent comme des souris devant un matou.

 


Vendredi 23 août 1918

En allemand, on construit une phrase négative, comme une affirmative et l’on ajoute tout au bout un nicht qui en change subitement et totalement le sens. La guerre de 1914 a été faite ainsi par les Allemands savamment selon les règles ; mais il y a un petit nicht au bout qui en change le sens. « Nous allons nous enrichir, nous agrandir, anéantir Paris et la France, asservir les autres peuples nicht ». Oh que c’est transportant de lire aujourd’hui ce dernier mot en lettres de feu au ciel de France après avoir entendu gronder si longtemps les menaces du début !

 


Samedi 24 août 1918

Morts rédempteurs, par qui survit la patrie, jusqu’au jour où j’irai vous joindre, je veux vous bénir ; martyrs qui ne vivez plus qu’à demi, c’est par vous, pour vous, comme vous, avec vous que je vis désormais.

 

« Que les Espagnols reconnaissent que notre façon de faire la guerre est pour nous la seule possibilité d’affirmer notre existence nationale. »

Konische Zeitung du 28 août 1918 (N’y a-t-il pas une faute d’impression n’est-ce pas Vossische Zeitung ?)

Donc les viols, les orgies, le pillage, l’incendie, l’esclavage, l’empoisonnent, la noyade, la dévastation totale des pays vaincus, le meurtre ou le supplice de millions de créatures, tout cela Germanie est l’affirmation de ton « existence nationale » ? Alors le cas de légitime défense doit nous permettre de te condamner à mort. Si tu n’es condamnée qu’aux travaux forcés à temps, bénis notre clémence.

 

Manœuvres boches.

D’autres fils – la toile entière.

Nouvelles rumeurs. Foch donné pour un agent de restauration par nos bolchevicks (les deux professeurs ; Y. l’agent de la c[ompagn]ie d’assurance La Zurichoise, les industriels M. Leurs conciliabules.

Deux d’entre eux sont surnommés Lénine et Trotsky. Mme Lénine répète volontiers : « Il est inutile de travailler : après la guerre, on partagera tout ! »

 

Torpillage ; les deux institutrices de Tanger, la paralytique et les hommes à bord.

Comme tous les ans, les demoiselles V., institutrices à Tanger, sont venues se faire habiller en France, car les vêtements sont très chers là-bas et il n’y a point de couturière. D’ailleurs, c’est si bon de revoir le pays et la famille ! Cette fois, les deux sœurs ramenaient une vieille dame infirme que son fils leur avait confiée. La traversée a duré quatre jours, parce qu’on a longé les côtes. On a rencontré d’abord des épaves, puis des embarcations chargées de rescapés. Mais voici qu’un sous-marin ennemi est signalé. Équipage et passagers se hâtent sur le pont, mettent leurs ceintures et se placent chacun auprès du canot désigné d’avance. Il y a là des hommes qui faisaient les empressés avant la menace. Mais vainement, les demoiselles les prient de les aider à hisser la paralytique sur le pont. « Je veux me sauver moi-même », disent-ils brutalement. « Nous n’abandonnerons pas celle qu’on nous a confiée », se disent les deux braves filles. Et elles restent dans la cabine de la vieille femme sans lui laisser soupçonner le péril. Le sous-marin manque le transport. Le calme revient. On félicite les deux institutrices qui répliquent ironiquement : « Et vous, si obligeants quand tout va bien, vous vous êtes unanimement récusés à l’heure du péril. »

 


Mercredi 28 août 1918

En disant que toute faute, tout crime se paye et très cher, dés ici-bas, je n’exprime pas une conviction mais je constate une évidence. Un long séjour aux mêmes lieux m’a permis de lire à livre ouvert dans la vie des habitants. Dans le passé, je retrouve les causes pour l’avenir, je découvre les châtiments, les catastrophes en marche ; toute la suite logique, inévitable des faits se déroule devant moi.

Les X ne seraient pas devenus des traîtres s’ils n’avaient pas été des renégats. En se faisant protestants pour quelques avantages pécuniaires, ils se sont trouvés en relation avec des luthériens allemands qui les ont embauchés pour leur entreprise de démoralisation. Un grand malheur les a frappés. Je vois poindre d’autres graves menaces chez eux.

Pourquoi votre dernier né, ce ravissant blondin a-t-il été, tristes parents, frappé par la foudre sous le grand chêne de votre nouveau parc ? Songez-y. Vous avez acheté un terrain volé à une communauté religieuse et profané le cimetière des sœurs pour y établir votre demeure. Si vous ne tenez pas compte de l’avertissement, ce malheur ne sera que le premier d’une série.

Tu as fait embusquer ton mari, pauvre jeune femme, et tu te réjouis de le savoir à l’abri. Mieux vaudrait mille fois pour lui, pour toi et vos enfants qu’une balle l’ait honorablement frappé sur le champ de bataille puisqu’il se tue misérablement à l’arrière en fumant de l’opium avec une prostituée !

Femme, tu as manqué à ton devoir conjugal, commerçante, tu as volé tes clients ; c’est justice que ton propre fils te dérobe une grosse somme pour se livrer à une noce crapuleuse…

Je regarde au loin, je vois les Russes s’infliger à eux-mêmes d’affreux supplices, conséquences de leur trahison. La Pologne leur échappe Les bourreaux de la Russie sont assassinés avant qu’ils aient joui de leurs spoliations. Je vois venir le châtiment des Teutons pervers.[1]

Coupables, n’espérez pas l’impunité ; grands et petits, tôt ou tard vous payerez, à intérêts composés, vous, vos fils et vos petits-fils…

Vous ne pensiez pas que tout cela se savait ? Vous êtes des hommes sandwiches qui portez écrites sur vous vos turpitudes.

 

Les Serbes et nous, n’avions-nous rien à nous reprocher, à expier… ?