Mardi 21 mars 1916

 

Hier soir, à la librairie Bessot où je fais quelques emplètes, entre un officier étranger grand, élancé, brun, aux yeux noirs, étincelants sous un front proéminant. Enveloppé d’un ample manteau, décoré de plusieurs croix, il porte un haut bonnet gris à croissant argenté. Sensation. On ne reconnaît ni l’uniforme anglais, ni l’équipement belge. L’officier demande lentement quelque chose qu’on n’a point et sort. Des curieux, soldats et civils, s’étaient arrêtés devant le seuil. Un monsieur chic dit à un militaire qui l’accompagne : « C’est un Serbe. » Les têtes se découvrent : « Vive la Serbie ! », puis les mains se tendent. Le Serbe les serre sans s’émouvoir aucunement.
« Vous êtes blessé ?
– Non, j’ai reçu une commotion violente et l’on m’a envoyé me reposer en France. »
Escorté par quelques curieux entreprenants, l’officier s’éloigne devant moi. Et je me dis : « Il n’a pas répondu : « Vive la France ! » Une rancœur étreint son âme d’exilé. Il apprécierait une sympathie plus militante ; mais nous avons peine à nous défendre nous-mêmes. Et ce cri : « Vive la Serbie ! » Ces mains tendues, vers ceux qui furent la cause – involontaire – d’une lutte si atroce, d’un martyre si prolongé, témoignent d’une délicatesse, d’une chaleur de sentiment vraiment touchants. Soldat Serbe, ne peux-tu oublier les diplomates ignares et malfaisants, et dire : « Vive la France ? » »