décembre 1918


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Dimanche 1er décembre 1918

Lucien L. m’amène un jeune soldat que son uniforme kaki, sa longue et mince silhouette me font prendre d’abord pour un Anglais. « Je vous présente mon frère, du Xième colonial. » Poignées de main, échange de politesses. Le soldat paraît avoir, comme son cadet, toutes les qualités des Parisiens sans en posséder les défauts. Il s’excuse d’appartenir à un régiment colonial mal composé, de gens de tous pays, de fortes têtes, souvent hélas pauvres diables sans père ni mère, sacripants par infortune.

Hé ! Le parfait chrétien Paul P. n’est-il pas officier de Joyeux ? Le jeune L. a dix jours de congé, donc une citation.

« Qu’avez-vous fait pour l’obtenir ?

– Oh vous savez, il suffit d’être un peu plus raisonnable que les autres, de maintenir l’ordre. »

Il ne veut pas en dire plus. Mais le jeune frère, resté le dernier, me conte ceci : le régiment entrait dans un village des Ardennes évacué par les habitants de peur de bombardement. Tandis que les pauvres gens fuyant les mauvais sujets se précipitaient dans les caves, se saoulaient, puis se livraient au pillage et aux déprédations. Tels des boches. Les plus ivres se jettent enfin tout bottés sur les lits. Les autres continuent à saccager. Le jeune L. et deux sergents sont entrés au presbytère déserté, ils y trouvent une grande statue de la Vierge respectée, fait miraculeux, par les Allemands. Un régiment français sera-t-il plus [illisible] ? Nos trois jouvenceaux sauront bien l’empêcher ; quoiqu’éreintés, ils défendent toute la nuit contre la bande insensée le presbytère, et la Madone sort intacte, immaculée de cette nouvelle épreuve. C’est donc comme chevalier de Marie que le jeune soldat a obtenu sa récente citation et – joie plus grande – deux jours de congé supplémentaires.

 


Lundi 2 décembre 1918

À maintes reprises depuis trois jours, la route et les maisons tremblent au passage des convois d’artillerie lourde américain[s] qui repartent pour Bordeaux. Chaque tracteur traîne sur ses roues à chenille un canon long comme une cheminée d’usine. Très imprudents, les artilleurs yanks, perchés sur ces tubes, agitent des mouchoirs drapeaux ; l’un d’eux, tombé sous le tracteur suivant, en a été sorti laminé. La paix ne ramènera pas le pauvre « fellow » « at home ».

La nuit, ce cortège assourdissant de monstres noirs et gris, vomissant par une cheminée du pétrole enflammé, est bien une vision de guerre moderne. Des aéroplanes – autres bizarres animaux des temps actuels – survolent parfois le troupeau de mastodontes ; et l’air et la terre sont alors pleins de ronflements et de roulements qui éteignent tout autre bruit. Pourtant Hindenburg – le petit âne du Roc – a croisé ce diabolique défilé sans s’émouvoir. Quel poilu !

 

 


Mercredi 4 décembre 1918

C’est dommage que Guillaume soit protestant : il n’aura pas la suprême ressource des bandits du Moyen Âge : se faire moine.

 


Jeudi 5 décembre 1918

« Une personne d’Objat est venue vous prévenir que Mme E. est morte. » Laquelle ? La mère ? la bru ? Je téléphone anxieuse ; bien qu’abonnés, les E. ne répondent point. La receveuse d’Objat finit par me téléphoner : « Ils ne peuvent vous répondre. Dans cette maison, il y a un mort et trois mourants. » C’est la jeune femme, la gentille Anna, que la grippe vient d’enlever. Pauvres parents qui perdirent leur fils à la guerre. Pauvre mari qui y a perdu la santé et comptait sur les soins de la morte ! Au jour, je saute dans un train plein de soldats. À Objat, une exclamation. Le beau-frère d’Anna, le sergent, versé dans un nouveau régiment et passant par hasard m’a aperçue embrassant sa fillette qui est venue m’attendre… en grand deuil.

« Que se passe-t-il ?

– Vous ne savez pas ?

– Rien.

– Anna était très malade.

– Ma tante est morte, sanglotte (sic) l’enfant. On l’enterre à 10 heures. Maman et mes frères sont malades. ».

Le sergent reste étourdi, puis : « Qu’on me punisse si l’on veut, je reste. »

8 h 30. Nous sortons de la gare et voyons un corbillard et une foule devant la porte des E. Nini nous explique : « C’est un prisonnier rapatrié, un Lorrain, recueilli chez nous ; il est mort hier soir, une heure avant ma tante. Un autre, venu avec lui, a été porté à l’hôpital de B. » Deux morts et cinq malades ! Une stupeur nous saisit. Scènes de désolation : le pauvre mari, terrassé par le mal et la douleur, ne peut se tenir. La chambre de Marguerite et de ses enfants est une salle d’hôpital ; on met en bière Anna aussi décomposée que M. G. Elle a expiré, tenant les portraits de son frère et de son mari dans ses mains. L’enterrement du prisonnier et le sien n’ont différé ni pour le cérémonial, ni pour les fleurs et les couronnes, la même foule les a suivis au lointain cimetière. Mme B., professeur à l’école supérieur, mère de quatre enfants, a soigné les malades et fait une collecte pour les funérailles du prisonnier, manquant un jour la classe à ses risques et périls. Je prends sa place auprès de Marguerite et des enfants… Une lettre de Lorraine pour le malade transféré à B. J’irai la lui porter en rentrant. Un peu de joie aide à guérir.

 


Vendredi 6 décembre 1918

J’apprends brusquement quelle place une marraine inconnue tient dans les pensées d’un prisonnier. Avant d’aller embrasser sa mère, mon dernier filleul de guerre, retour d’Allemagne, se précipite chez moi. Quatre ans de captivité, plusieurs évasions manquées, 124 jours de prison ; une marche de 180 km pour regagner la France ont fondu son corps, maigri et jauni son visage qui porte les cicatrices des coups de crosse reçus. Perdu dans l’uniforme bleu horizon et les bottes vernies dont on vient de le revêtir, il se juge pourtant très chic. (En Allemagne, les élégantes s’habillent de papier tressé…) La conversation est confuse parce qu’on veut se donner trop d’éclaircissements à la fois : colis reçus, colis dérobés, dénuement des Boches (un officier, honnête celui-là, offrait 40 marks d’un bout de savon), menu des prisonniers (café de pommes d’amour ( ?), soupe de betteraves, ou d’orties et d’épluchures de pommes de terre). « Un peu de malaga et un biscuit. » Il mange et boit à la manière des convalescents de l’eau pour tout remède ; pour pansement, du papier d’orties (décidément l’Allemagne est un champ d’orties)…

« Les interprètes n’étaient pas « calés » Ils ne comprenaient pas les allusions « au front ». Depuis deux mois, tous les colis étaient volés… Mais qu’on s’est régalé avec le dernier reçu : l’avoine décortiquée additionnée de lait et de sucre !

– Que vouliez-vous faire des 8 mètres d’élastique que vous avez demandés ?

– C’était pour m’évader.

– À quoi cela pouvait-il servir ?

– À attacher les paquets. On partait plusieurs… J’étais à Schaff[h]ouse quand des patrouilles m’ont découvert. »

Voulant alors me montrer la dernière circulaire boche, mon filleul laisse choir ses objets les plus précieux : un ruban vert qui noua un présent de Noël ; la photo de sa marraine dans le costume du pays, un brin de buis… Il se hâte, confus, de replacer le tout et me tend l’imprimé. Le Caïn allemand s’y camoufle en bon frère, en chaud républicain, annonce une soi-disant entente franco-allemande et termine par « Vive l’Allemagne, vive la France ! » Barbare hypocrite, tel les prisonniers s’accordent à qualifier le Boche.

C’est en Belgique vers Namur que, blessé, mon filleul fut pris. Les Allemands ce jour-là poussaient devant eux en marchant contre les Français toute une troupe d’enfants de 10 à 14 ans. Les Français tirèrent assez haut pour épargner ceux-ci. Alors, les Boches, à coups de mitrailleuse, abattirent les pauvres petits. Le filleul sort, lesté d’un billet bleu. Sa bonne femme de mère, à moitié aveugle, avertie de son arrivée le cherchait ; elle tombe dans ses bras et perd connaissance. Film de guerre : la vieille maman painée (sic), le prisonnier et la marraine penchés sur elle.

 


Dimanche 8 décembre 1918

J’ai été voir deux fois le Lorrain Charles Patart, à l’hôpital. Il ne veut pas faire savoir aux siens qu’il est malade. Sœur Élisabeth ne répond pas de lui. Il crache toujours du sang et sa voix aujourd’hui était tellement étouffée que j’avais peine à le comprendre. Contretemps : je ne pourrai de quelques jours retourner le visiter, car je me sens moi-même souffrante.

 


Mardi 10 décembre 1918

Fièvre, mal de gorge, courbature, saignement de nez. Est-ce la grippe ? Que dit le Dictionnaire de médecine ? Grippe (voir influenza). Influenza (voir rhume). Rhume (voir bronchite). Bronchite : antipyrine, quinine, terpine… zut ! assez de mal, sans ces remèdes et le médecin !

Comment j’ai été prise : piqûre de ronce au nez ; cette piqure semble monter puis redescendre jusqu’au milieu de la poitrine, quelques gouttes de sang me sortent du nez.

 


Jeudi 12 décembre 1918

Mme le R.A.T. reçoit du dépôt du Mans les effets que son époux dut y déposer à la mobilisation : le colis déficelé montre un melon devenu claque, une chemise et un caleçon dévorés par les rats, et un habit de drap rongé par les mites et les souris. On a mobilisé des hommes pour garder quatre ans cette défroque, on a fait des frais de transports pour ces guenilles quand il était si simple de les renvoyer tout de suite. Quelle bonne ménagère, l’administration ! Maintenant on alloue à M. le R.A.T. 52 F pour s’habiller ; et un costume d’enfant en coûte 100 !

 

« Qu’est-ce que la grippe espagnole ? » Le major que j’apostrophe inopinément réplique avec franchise : « C’est une maladie que les médecins ont baptisée ainsi faute d’en connaître la nature et qu’ils soignent comme la grippe faute d’en savoir le remède. »

 


Samedi 21 décembre 1918

 

Huit jours de logis et de malaise, retour à mes occupations ; rechûte (sic) ce soir [et ?] crachement du sang, symptôme de congestion pulmonaire très fréquent dans l’épidémie actuelle. Je suis mon médecin, mon infirmière ; si je n’étais pas beaucoup d’autres choses encore, je serais bientôt guérie ; jadis, parce que j’étais garde-malade, aujourd’hui, parce que je suis seule, je ne suis pas restée alitée un seul jour depuis dix ans. Une jambe cassée ou le coma pourraient seuls me fixer sur ma couche. Je juge inutile malgré quelques accès de fièvre de me mettre à la diète ; force révulsifs, quelques inhalations, un peu d’aspirine ; que la nature fasse le reste, si elle peut.

 


Mercredi 25 décembre 1918

 

Noël 1918.

Depuis un mois, il pleut ou bruine ; aujourd’hui dans cette brume grise, molle, ce suintement, on se croirait à la période diluvienne. La grippe me confine seule au logis ; mais songeant à la cessation du carnage, au retour de l’Alsace-Lorraine, je trouve la fête très belle.

Le bonhomme Noël est de plus en plus militariste, il porte des soldats, des armes, des projectiles à tous les garçons, des albums de guerre aux filles même. Petite Marie a trouvé dans sa cheminée une caisse de grenades… d’Espagne. La rusée s’est mis un bandage à la tête et se dit victime d’une explosion… Zouzou a menacé de me tuer avec son petit pistolet. Je t’attends, Zouzou ! J’en ai trois, un qui a fait les batailles de la Révolution, les deux autres les campagnes de l’Empire. Gros René – 4 ans – n’a consenti à prendre médecine que si on lui donnait une Alsacienne. Son papa au G[rand] Q[uartier] G[énéral] à Metz peut lui chercher une fiancée pour dans vingt ans (il la veut « en chair »).

 

La cessation de la guerre sous-marine ; la demande d’armistice allemand qui parurent au vulgaire des coups de théâtre imprévus étaient le secret des dieux et furent naturellement préparés, convenus, machinés par de longues négociations secrètes. L’histoire ne sera jamais qu’une tragi-comédie ; le drame se joue en scène, la comédie dans la coulisse ; les belles tirades qu’on déclame devant le public couvrent les cyniques dialogues des coulisses. Ce qu’on n’entend pas, c’est le vrai sujet. « Gloire, liberté ! », claironne la rampe, « intérêts et dividendes », chuchotte (sic) l’envers du décor. Les peuples exécutent le drame, les dirigeants la comédie. Faut-il pleurer, rire, applaudir, siffler ? Nous faisons tout cela et le rideau baissé nous nous trouvons ridiculement impressionnables ; quelques fois, il se produit une péripétie imprévue au scénario : le feu prend au théâtre et tout le monde brûle.

 

C’est vraiment un homme plein de prévoyance et de prudence que ce haut magistrat. Il a fait au début de la guerre et tant que les restrictions ne l’ont pas gêné, de telles réserves de vivres qu’après quatre ans, la fin des hostilités lui en laisse un stock considérable mais défraîchi ; toujours entendu, il en offre alors à ses amis, pour les obliger, contre argent et avec un bon bénéfice, assurant qu’il se les procure au cours de ses déplacements.

Dans ses fonctions, il est d’ailleurs chargé de réprimer l’accaparement des denrées et de sévir contre les accapareurs – ses émules.

Dieu me préserve de la justice humaine !

 

Retrouvé un article d’un journal médical anglais « The Lancet » de décembre 1914 où l’on dénonçait la présence de la peste pneumonique à Cuba, dans quelques régions des États-Unis, à Panama et en Colombie où les rats l’avaient propagée. C’est donc bien la peste pneumonique importée d’Amérique qui nous décime en ce moment. Sans exagération, elle fait périr autant de monde que la guerre.

Mais on s’habitue décidément à tout.