Dimanche 8 octobre 1916

 

Ma femme de ménage qui me suivait aux emplettes attire brusquement mon attention : « Oh ! voyez ces drôles de petits soldats ! », et elle rit bruyamment :
« Sont-ils noirauds ! Mais ce sont des enfants de 15 ans ! »
– Des petits hommes de 30. Ne leur riez donc pas impoliment au nez.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Des Annamites qui viennent travailler pour nous. »
Et je regarde, avec une involontaire commisération, le défilé de ces soldats asiatiques, dont le langage est un gazouillis d’oiseaux, qui ont un teint de momie avec un air réjoui, une grosse tête sur corps frêle, et semblent ternes et engoncés dans leur costume kaki ou gris de fer sans ornements, et dont la forme seule rappelle leur costume national. Les rires et les remarques saugrenues des enfants et des commères accourus me déplaisent et je sens le besoin de témoigner de l’amitié à ces pauvres dépaysés. Je sais que, là-bas, en Indo-Chine, l’ont fut maladroit et dur – peut-être forcément – et qu’il y a eu des actes regrettables, des révoltes. Je crains que ces petits soldats soient ici plutôt contre leur gré et je voudrais qu’on leur témoigne un peu de chaude sympathie. L’attitude de la foule les choque-t-elle ? les [illisible]-t-elle ? Ils y répondent par des grimaces et des gambades qui redoublent l’effet produit.
Du moins moi, petits frères jaunes, je vous salue, comme naguère vos grands voisins les Indous, en rêvant au temps béni où régnera l’universelle fraternité – que peut-être les morts seuls, en Paradis, sont appelés à connaître.