Jeudi 4 juillet 1918

. Tant que la France et la Belgique ne seront pas délivrées, je n’aurais nul goût aux pavoisements. À 8 h, j’étais au cimetière. Parmi cette foule silencieuse où mes souvenirs parlent avec force, je me trouve bien. Qu’est la vie ? Un champ de croix, croix de bois, argent ou d’or. En terrasse, sur la plaine féconde, ce cimetière résume le monde : la mort, la vie, sur le tout, le ciel. J’ai arraché l’herbe d’une tombe abandonné[e] ; versé un peu d’eau à des plantes et je me suis réjouie de voir si bien fleuries les tombes des soldats, chrétiens ou musulmans ; toutes ont un parterre de géraniums et de bégonias.

 

Independence Day

Fête nationale des États-Unis, jour anniversaire de la signature de la déclaration d’indépendance en 1776.


Samedi 6 juillet 1918

Lettre d’un prisonnier de guerre.

 

Diemtigen

OBB Suisse

6 juillet 1918

 

Enfin ! me voici après 42 mois 10 jours délivré du bagne. Après mon départ du camp d’officiers, le 17 août 1917, je suis rentré au camp de Cassel. Au bout de quelques jours, on m’envoie travailler avec 5 de mes camarades de Münden à une carrière de pierre, ou plutôt à Biribi. À la barraque, on trouve 20 Français et 12 Russes dans un taudis qui dégageait des odeurs indéfinissables. Le lendemain matin, une brute nous réveille à 5 h pour nous envoyer à la carrière ; nous refusons en disant que nous avons besoin d’arranger nos affaires et de nettoyer la barraque. Pas d’explication. En prison. Nous voilà tous partis en chœur et enfermés dans un cagibi ( ?) de 1,50 m au carré. Nous décidons de sortir le lendemain pour aller au travail. Pendant 3 semaines, nous avons eu des carottes fourragères, de la farine de fève moisie et, à midi, des pommes de terre en tenue de campagne. Impossible d’y tenir sans mes colis et les biscuits. Un beau jour, je me fais porter malade, on me trouve une dilatation d’estomac ( !) Après 17 jours de repos à la barraque, je rentre au camp où un camarade infirmier me fait entrer à l’infirmerie. J’étais sauvé, car il n’y a là que des majors russes et ça se passe en famille. Je suis présenté au major allemand pour l’internement. Il ne trouve pas ma maladie assez prononcée. Le major russe me découvre alors un point de bronchite, me représente et je suis accepté pour la Suisse le 19 novembre 1917. Depuis, j’attendais toujours. Nouvelle visite le 23 mars ; départ de Cassel, dernière visite le 26 juin. Le plus beau jour de ma vie a été le 4 juillet : À 7 h ½, j’ai franchi la frontière et entendu cette charmante population suisse crier : « Vive la France ! » Je ne puis vous décrire ce que j’ai ressenti. Dans toutes les villes nous avons été admirablement accueillis. Maintenant, je suis dans un hôtel avec 21 camarades français ; j’ai bon lit, bonne table, la liberté, les promenades dans ces belles montagnes ; je trouve les journées trop courtes. Dites aux D. et aux P. que je leur écrirai pour leur parler des leurs. Embrassez bien notre Dédé ; recevez mes remerciements et mon affectueux souvenir. Bonjour à toute la famille.

Victor B.

 

Noé Alliouné est toujours prêt à rendre service, à se charger des corvées.

« Tu devrais bien me laver cette chemise, Noé Alliouné.

– Donne.

– Veux-tu astiquer mon fusil ?

– Donne. »

Mais quand ses obligés vont en permission, Noé leur dit : « Toi écrire à moi. » Celui qui néglige d’envoyer de ses nouvelles s’entend répondre s’il demande un nouveau service : « Toi pas écrire, moi rien faire pour toi. » Noé, d’ailleurs, ne manque jamais d’adresser des lettres à ceux qui l’accueillirent bien.

 

Les Anglais – après leur défaite de la Somme, la retraite de la 5e armée – éloges et compliments ridicules. Ils sont assez sincères et intelligents pour comprendre qu’ils ne les méritent pas, du moins pour cette affaire-là.

En Italie, ils ont sauvé le 126e; louons-les de cela. Mais d’une reculade qui met eux et nous dans le plus grand péril, abstenons-nous de les féliciter.

 

On dira finalement : Ils sont si vains[1] ces Français ! En leur faisant des compliments, on les amène à se battre pour tous !

 

Pain de son et de paille. M. F. me dit : « À la fin du siège de Paris, en 71, il était moins mauvais. » Nous voulons bien en vivre, et même en mourir, mais pour assurer notre délivrance, non pour enrichir les minotiers.

 

Deux pauvres réfugiés, le mari et la femme, s’avancent, accablés, incertains et se heurtent contre un arbre de l’avenue ; les gaz les ont rendus aveugles l’un et l’autre.

 

Tu t’es vendu au diable, Faust, prends garde à la dernière minute !

[1] Vain : qui est orgueilleux, plein de vanité.

 


Lundi 8 juillet 1918

Départ d’un renfort – des excitateurs ont passé par là ; les hommes, ivres pour la plupart, mènent grand tapage ; quelques-uns se sont enfuis, on les pourchasse à la baïonnette. Des bluets font faction autour de la caserne. Passe avec un marmot deux femmes, aux cheveux filasse, aux traits durs, à l’air hardi, qui s’écrient :

« S’ils pouvaient tous s’échapper, se révolter !

– Mais, dit le jeune factionnaire, les Boches viendraient vous chercher.

– Tant mieux ! J’en suis une ! »

Voici dans des clameurs, les mutins, encadrés, de baïonnettes. Dégrisés, calmés, ils feront leur devoir et quelques-uns se distingueront sûrement. Je connais ces tapageurs… au fond, leur mutinerie c’est de la gaminerie. Un retardataire sur la route. Il regarde à travers la grille la villa où grimpent les rosiers chargés de fleurs ; le jardin où leur floraison multicolore s’aligne dans les plates-bandes, ou se dresse en cerceaux. Enhardi par quelques libations, le soldat pousse la porte. « Je voudrais une rose pour partir fleuri… » Il en a eu toute une gerbe allant du blanc au grenat sombre en passant par le thé. « Il y en aura pour les camarades. » Et parce qu’une dame lui a donné des roses, l’apprenti grognard reniflant leur odeur s’en va-t-en guerre attendri, sentimental comme un héros de vieille chanson populaire.

 

 


Mardi 9 juillet 1918

Trop d’hommes, de poilus surtout, et même q[uel]ques femmes ou plutôt femelles ont le nez rouge. Imposer la carte de vin serait salutaire aux buveurs et au pays.

Jacquot qui considérait une bande de poivrots m’a dit sérieusement :

« Pourtant, le vin ne devrait pas faire mal, puisque c’est le sang de Jésus-Christ !

– Dans l’Eucharistie seulement, Jacquot…

– Ah !… »

Un nez rouge, c’est pour un homme comme une lanterne rouge pour une maison un indice peu honorable.

 

Si nous sommes sauvés cette fois, la défiance et la détestation des Allemands sera tellement une nécessité vitale pour nous dans l’avenir que nous recueillons avec soin chaque motif de rancune qu’ils nous fournissent comme s’il n’y avait pas déjà de quoi suralimenter l’aversion la plus forte.

 

Point d’allumettes d’essence de briquet. Faudra-t-il aller chercher un silex dans une grotte préhistorique ? Recherches – le marchand rémois.

 


Dimanche 14 juillet 1918

Zézette a voulu voir la revue. C’est très joli ces soldats, ces clairons, ces cavaliers ; mais le recul d’un cheval de gendarme effraye la petite. Elle crie et pleure de plus en plus énergiquement. Consolée, elle réclame :

« Je veux aller voir la République. C’est ça ?, demande-t-elle à chaque statue rencontrée.

– Mais non, voyons, Zézette, la République est à la bataille, comme ton papa ! »

 

 


Lundi 15 juillet 1918

J’avais affaire chez les locataires des X. La g[ran]d-mère de ceux-ci, qui a été par sa cupidité le mauvais génie de sa famille, s’est hâtée dans le vestibule de me tenir des propos défaitistes confirmant mes soupçons précédents. Elle s’efforçait de nous effrayer de la nouvelle offensive allemande.

« On les contient

– Oh ! mais ce n’est pas fini ; ils sont cinq fois plus nombreux que nous.

– Vous avez toujours été bien… pessimiste. »

Elle pâlit, craignant d’avoir laissé voir son jeu, et se défend. Puis elle parle de 30 000 Français noyés.

« C’est trop pour que je ne croie pas cette rumeur made in Germany… Allons, rassurez-vous Mme X, ils seront vaincus, les Boches ; après la guerre, il vaudra mieux être Français qu’Allemand…

– Et, même toujours », grimace l’agent de l’ennemi que la crainte d’exciter le soupçon force à se contredire sans cesse. Je me joue d’elle sans qu’elle s’en doute comme un chat d’une souris.

 

Le soleil vient de plonger derrière les hauteurs et toute sa lumière forte encore au ciel ; le jour, aussi clair, est seulement moins éclatant. Tous les frais et tendres verts du renouveau vêtent les contours gracieux du sol, la rondeur des coteaux, l’ovale de la plaine ; une mare or et bleu qui brille dans un pré semble un morceau de ciel tombé à terre ; dans le chemin, en sens inverse de moi, un couple étroitement appuyé – des amoureux sans doute – s’avance.

Le ciel est si beau que j’en oublie cette terre printanière. Un grand nuage d’or flottant y figure distinctement un char de neige de feu sur des volutes. Par un caprice de la lumière, les rais de la roue se distinguent nettement. Est-ce le char de la victoire qui paraît dans ce ciel d’apothéose ? Mais le couple est tout près… Je distingue une femme dont un bonnet de veuve couvre les cheveux gris et qui conduit par le bras, son fils, un soldat aveugle. En descendant de cette voûte lumineuse dans les ténèbres où ce soldat est enseveli, ma pensée a sondé la grandeur de son infortune et l’imbécile, l’odieuse horreur de la guerre.

 

Tous ces conseillers municipaux, ces petits journalistes, ces petits politiciens qui de peur de perdre la confiance des électeurs et de faire douter leur civisme, de leur laïcité de leur franc-maçonisme n’osent même, quand ils suivent un convoi funèbre, mettre les pieds à l’église et attendent leur propre enterrement pour y entrer ; ce sont des tyran[n]eaux en esclavage, le préjugé dont ils sont prisonniers, c’est eux qui l’ont imposé au peuple ignorant, ils lui ont inculqué la haine, la crainte le mépris de la religion, et sont contraints de s’asservir aux erreurs malfaisantes qu’ils ont accréditées. Ils tremblent devant leurs dupes sans soupçonner à quel point ils sont odieux et grotesques.

 

C’est surtout lorsqu’on administre des gifles qu’il faut avoir des gants de velours…

 

Ils ne craignent que le bon Dieu de la roquette.

 

Ce que leurs yeux voient, il faut que leurs mains le saisissent. Les voleurs sont des enfants mal élevés.

 

Le permissionnaire S., ex-comptable intéressé de la maison L., qui voit son patron échapper à la mobilisation et s’enrichir tandis que lui-même est soldat à 20 sous par jour, a déclaré :

« Il y a dans chaque régiment une liste noire où sont inscrits tous les embusqués, tous les richards, les profiteurs de chaque endroits. Après la guerre, on leur règlera leur compte avec des bombes et des mitrailleuses. Il y aura la guerre civile et la guerre religieuse… Vos amis M. serons des premiers servis.

– Mais le fils s’est engagé à 18 ans.

– C’est une façon de s’embusquer.

– Seriez-vous anarchiste ?

– Moi pas du tout. »

À ce déballage, j’ai reconnu un commis-voyageur bénévole de la kamelote boche d’exploitation. Inutile de discuter avec des envieux butés. Je réplique froidement :

« Confidence pour confidence. À l’arrière, nous, les laïques émancipés, nous avons notre projet de bouleversement. Les sommets nous portent ombrage, ils bornent notre horizon, gênent les libres relations entre kamarades, accaparent l’air, la lumière, le sol. Nous les ferons sauter, nous nivellerons tout, nous nous partagerons le terrain conquis et nous nous bâtirons des maisonnettes avec les débris des colosses. Des réactionnaires objecteront que les montagnes étant les réservoirs des rivières et des fleuves, nous détruirons en même temps toute fécondité, et même toute vie. Bien entendu, on ne tiendra nul compte de leur avis et même on les accusera d’être soudoyés par le Mont Blanc et le Gaurisankar …

– Est-ce que vous fichez de moi ?

– Moi ? pas du tout ! Mon entreprise aurait cet avantage qu’elle serait définitive, tandis que la vôtre serait toujours à recommencer. Pour exécuter votre plan, made in Germany, vous attendez la fin de la guerre ; c’est bien ; mais même alors si vous tentiez de le réaliser, vous amèneriez l’occupation de notre pays, soit par ses alliés, soit par ses ennemis, et un retour du despotisme. »

 

L’incurie de nos gouvernants est telle qu’elle paraît suspecte.

Le central téléphonique qui met le G[rand] Q[uartier] G[énéral] en relations avec le ministère de la Guerre est une haute cage de verre à cinq étages et des plus exposée ; dans les vastes sous-sols, on pourrait mettre le service en sécurité. Les téléphonistes ont vainement réclamé. Une commission d’enquête nommée s’est contentée d’engager le personnel à se procurer des masques et d’envoyer… une bouteille d’hyposulfite par salle. Celui-ci n’en a rien fait. L’ad-mi-nis-tra-tion leur a procuré des rideaux mauve pâle transparents qu’ils négligent d’ailleurs de fermer. Un jour ou l’autre, une catastrophe se produira qui massacrera quelques douzaines de pauvres filles et interrompra toute communication entre les armées et le ministre de la Guerre. Et celui-ci est un homme « énergique ». Alors, s’il ne l’était pas… Heureusement les employés rient de tout, surtout de certain chef de bureau froussard qui lui, n’ose monter aux étages supérieurs.

 

Joffre a failli, prétend-on, être mis aux arrêts de rigueur par Clemenceau. Resté en relations avec Wilson qui le consulte sur des questions militaires, le Maréchal reçut du Président une demande de renseignement et répondit avec une parfaite correction : « Je n’étais pas au conseil de Versailles et je ne puis vous renseigner. » Tout devant passer entre les mains du ministre de la Guerre Clemenceau… déjà, dit-on, en froid avec le Maréchand, aussitôt informé des fait[s] fut très mécontent.

« Dites au maréchal Joffre que je lui inflige quinze jours d’arrêt, dit le Tigre.

– Dites au maréchal Clemenceau que je m’en fou », réplique le généralisme de 1914.

Poincaré, Pichon effarés, interviennent et font lev[er] la punition à grand peine.

 

Après quatre ans d’une atroce guerre, d’une défense héroïque et qu’on pouvait croire efficace, est-ce 1914, est-ce 1870 qui recommencent, ou pis que tout cela ?

L’extrême souffrance longuement, injustement subie ne s’exprime plus que par le silence. Jésus se taisait devant Hérode, et Vercingétorix devant César.

 

« Un but est atteint : la dévastation d’une nouvelle partie de la France. »

Ils sont devenus étrangers à leurs plus grands genres…

Goethe n’a-t-il pas dit : « Qu’on mette devant moi le Jupiter olympien et j’en deviendrai meilleur. »

Ils se placent devant un chef-d’œuvre et l’abattent sous une grêle de projectiles, avec une joie stupide.

Que diriez-vous de ces Vandales, grands penseurs d’une plus noble Allemagne !

 

Suprême offensive allemande – à 60 km de Paris.

Je garde un calme qui me surprend. D’où me vient la conviction que nous serons finalement sauvés ?…

Soleil implacable : 37°[C] à l’ombre. Quel supplice pour des combattants casqués et masqués, pour des blessés, des mourants étendus dans des gaz asphyxiants sous cette nappe de feu ou dans des vagons, véritables fours crématoires… Justement, voici un train de blessés américains, poor good fellows !

 


Mardi 17 septembre 1918

Escortée en quelque sorte par les fantômes des deux jeunes phtisiques mortes récemment dans le voisinage, en entrant, le samedi dans la chambre mortuaire de Jeanne P. enlevée à 20 ans par une méningite, je murmurai : « La mort frappe à bien des portes ! » Je ne savais pas que le lundi elle serait à la mienne, armée non pas seulement de la faux séparatrice mais encore d’instruments de torture variés. Et dès les premières vingt-quatre heures, ça été la certitude de la fin prochaine, le retentissement d’atroces souffrances qu’on est impuissant à soulager. Les efforts pour galvaniser nos propres forces défaillantes, puis cette concentration totale de tout ce qui vit en nous sur le souffle habitant de l’être cher qui va cesser de vivre… Une expiration plus forte… un arrêt… est-ce la fin ?… encore deux grands souffles… un brusque tassement… Elle n’est plus [illisible] celle qui a choyé mon enfance et m’a le mieux aimée… Le désespoir en suspens fait explosion qu’il faut refouler presque aussitôt pour que des mains étrangères ne procèdent pas sans soins pieux et pudiques à la toilette mortuaire, qu’il faut refouler encore deux jours pour formalités et les cérémonies funèbres. Et ensuite, c’est le vide étrange d’une survivante que dix mois ont laissée seule entre deux tombes.

Pas de plaintes au cimetière ; mais mon mouchoir et mes lèvres étaient ensanglantés ; je m’en suis aperçue au logis.

Je comprends bien ce que me disait le lieutenant C., accablé devant les souffrances de sa mère agonisante : « La mort n’est pas aussi affreuse sur les champs de bataille. »

Deux consolations puissantes planent sur mon deuil : les abondantes grâces spirituelles accordées à ma mourante ; celle que Dieu m’a faite en me donnant la force de tenir, d’accomplir mon long, mon écrasant devoir filial.

Des réconforts : la présence providentielle de ma chère Louise, et des témoignages de bonté, de sympathie si délicats qu’ils font couler les larmes non plus comme une averse orageuse mais comme une rosée rafraîchissante.

 


Mercredi 17 juillet 1918

Jamais, même à la fin d’août 1914, nous n’avons été en si grand péril. Alors, on manquait d’armes et de munitions. Aujourd’hui, nous manquons d’hommes. Et cela ne s’improvise pas. On a fait donner les noirs à Compiègne parce qu’on ne pouvait faire autrement.

Angoisses effroyables !

Comme des naufragés qui se demandent : Allons-nous périr ? Cette vague qui s’avance est-elle celle qui va nous engloutir ?… Serons-nous sauvés ?… Nous coulons. Non, la barque à demi démolie tient encore… mais que de cadavres, combien peu de survivants… Nulle voile à l’horizon… et l’abîme s’ouvre… O Dieu, aide-nous ! Tu sais bien que nous montons le bateau de sauvetage, que nous nous sommes lancés sur la mer tempétueuse en entendant crier au secours !

 


Jeudi 18 juillet 1918

Empire d’Allemagne : bizarre, assemblage et juxtaposition : pour les choses matérielles, l’industrie, le commerce, l’organisation ouvrière, ultra-moderne ; pour le régime politique, féodal ; au moral, barbare.

 


Samedi 20 juillet 1918

Sainte Marguerite.

Nous sommes sauvés ! La seconde bataille de la Marne est gagnée. Foch, Pétain, Payolle, Mangin et vous tous combattants français, Yanks, Italiens, notre reconnaissance pour vous est du culte. Oh ! c’est bien pour moi une fête religieuse où l’allégresse éclate au milieu du deuil, où se succèdent le De Profundis et l’Alléluia, où s’unissent les trois France souffrante, militante et triomphante.

 

 


Dimanche 21 juillet 1918

À la boulangerie, disette. Un permissionnaire médaillé ne trouve pas un morceau de pain. Je lui donne la demie du mien et refuse le payement. Poignée de main énergique du poilu.

Les femmes des régions envahies ont plus de mérite : c’est sous les pieds des chevaux et les coups des Allemands qu’elles donnent un peu de leur pain aux prisonniers qui passent.

 

Ma boulangère, témoin de la petite scène de l’autre jour, me fait désormais bonne mesure. Voilà bien la première fois qu’une bonne action apporte pour moi sa récompense immédiate.

 

Mot d’un instituteur parisien : « Je porte l’uniforme bien malgré moi. »

 

 


Jeudi 25 juillet 1918

Pain de sorgho avarié et de fèves non décortiquées et mal moulues.

 


Samedi 27 juillet 1918

Pas une goutte d’eau depuis des semaines ; la terre est dure comme un roc ; les près grillés semblent des chaumes ; on ne pourra nourrir les bestiaux. Il faudra en sacrifier beaucoup ; plus tard, il y aura pénurie, on manquera de viande et de lait. En attendant, c’est la disette des légumes dont les prix montent chaque jour ; presque point de fruits, non plus ; les plus mauvais valent plus que primeurs en hiver. Ménagères et marchandes se querellent, bataillent. Parmi les acheteuses, les unes ont recours à la police pour se faire servir à la taxe ; d’autres surenchérissent pour s’assurer les produits. Quelques-unes, telles que moi, louvoient entre les écueils pour rapporter, sans tempête, un maigre butin.

On perd des heures à attendre le pain, à guêter (sic) les laitières. L’existence est un problème difficile.

 

J’ai découvert un bon moyen pour calmer l’effervescence populaire les jours de disette.

« Pas de pain ? On ravitaille la [troupe ?].

– Ah bon !

– Point de patates ? On les a réquisitionnées pour servir d’abord les soldats.

– On a raison.

– Plus de lait ? Il est arrivé des blessés cette nuit. On l’a pris pour eux.

– Pour sûr qu’ils passent les premiers. »

Les furieux sont transformés en résignés par ces mots magiques : « C’est pour nos soldats. »

 

Paysanne qui refuse de vendre un panier d’œufs à la taxe. Une acheteuse va chercher un sergent de ville ; furieuse, la paysanne met les pieds dans le panier, écrase les œufs pour que nul n’en profite et dégoutante de jaune est menée au poste.

 

Les petites claires – La réfugiée musicienne.

 

 


Lundi 29 juillet 1918

Pas de pain, pas de lait, pas de pommes de terre, pas d’œufs, pas d’allumettes. La sécheresse, le manque de main d’œuvre, la taxation, la réquisition, l’accaparement ont amené la disette… Je prends et considère un silex taillé, et je songe que son propriétaire avait encore moins ses aises que nous.