Dimanche 1er avril 1917

 

Une jeune réfugiée alsacienne aux traits réguliers, aux yeux bruns, Thérèse S., vient timidement me demander de lui apprendre le français. Ses deux frères se battent au Maroc pour la France.
« Je parle, m’explique-t-elle, à un soltat français qui est au front. Nous nous marierons après la guerre ; mais il veut gue che saurai pien le français. Voulez-vous me l’apprentre ? J’étutierai le temps qu’il fautra, teux ans, trois ans…
– Venez demain à 13 heures, Thérèse, nous commencerons. » Ce [soir, je m’efforce] d’inventer une bonne méthode pour la petite Alsacienne.

 


Lundi 2 avril 1917

 

Ici, nous voulions tous les hommes libres égaux, amis, frères. Là-bas règnent la haine, l’orgueil, la fourberie, la férocité, l’injustice. O Christ, où sont tes disciples ? La France a vraiment l’esprit chrétien évangélique ; l’Allemagne pharisienne en a seulement les dehors.

 


Mardi 3 avril 1917

 

Des évé[ne]ments, des circonstances tragiques me rappellent des scènes riantes. Qu’on cite à propos d’un terrible combat, le général de Maîstre, je revois un grand parc hivernal où sous le commandement du Général, une turbulente troupe de cousins et de cousines fait la petite guerre à coups de boules de neige et bombarde un colosse blanc ; que j’apprenne les détails de la mort héroïque du comte de Robien, je me retrouve dans un salon du faubourg Saint-Germain où les charmantes demoiselles de Robien en robes de soie écossaise, blanche, verte et cerise apprennent avec leurs cousines d’Armaillé et leurs amies la danse et la révérence. Tandis que les danseurs glissent, dirigés par le professeur, le comte de Robien apparaît un instant dans l’encadrement de la porte, jouit du coup d’œil et s’éclipse.
Combien tous les souvenirs du temps de paix semblant lointains après ces trois ans de guerre qui paraissent si longs et qui donnait un aspect de rêve à notre existence précédente !

 


Mercredi 4 avril 1917

 

« No ruins in América ! »
« Nous n’avons pas de ruines aux États-Unis, me disait quelques temps avant la guerre, du haut des remparts de Poitiers, une jeune New-Yorkaise avec qui je venais de visiter le palais comtal et les belles églises ogivales et byzantines de la vieille cité. « Vous n’avez pas de ruines, miss, répliquais-je, mais en France, nous en avons trop. Le vandalisme chez nous a devancé l’œuvre du temps et ravi sa parure à notre sol bien des siècles avant l’heure prévue… et dans tous les ordres d’idées, il en a été ainsi : nous vivons au milieu des ruines de tout, institutions, croyances, monuments ; et si les ruines sont grandioses et poétiques, elles sont tristes aussi. Et vous êtes heureux aux États-Unis de n’en pas avoir, de ne pas trébucher sans cesse sur des débris abattus, de ne pas vous sentir menacés par la chute de ceux qui s’apprêtent à crouler à leur tour. »
Aujourd’hui, après les ravages commis chez nous par les Teutons, je crie à la touriste new-yorkaise : « Laissez venir les Allemands chez vous, laissez les faire, vous aurez des ruines ! »

 


Jeudi 5 avril 1917

 

Longue causerie avec le lieutenant C. Il n’admet pas qu’on se plaigne. « Six francs un litre de miel ? Vu le prix et la rareté du sucre ce n’est pas excessif. Qu’est-ce que vous diriez si vous étiez à Rouen où l’on paye un poireau 1,50 F ou bien à Paris où le kg de pommes de terre vaut 1 F… Deux mille obus, ce n’est rien, il n’y a pas là de quoi tuer un chat. Verdun en a bien reçu 500 000… Les dégâts, oh mon Dieu, ce n’est pas la peine d’en parler tant il ne s’agit pas d’un 210 au moins. Certainement il va y avoir disette… On fera comme les poilus sous un tir de barrage : on passera un jour sans manger. Les civils sont bien tranquilles. Les soldats ? Ils se débrouillent dans l’eau, dans la boue ; ils arrivent à s’installer très bien. On est bien partout, sauf peut-être dans les tanks. Et encore… »

 


Vendredi 6 avril 1917

 

Une rapatriée de l’Aisne, Mme …, évoque ses pensionnaires boches. « Vous ne pouvez imaginer à quel point ils sont ignobles : ils déposent partout des ordures, des excréments et des vomissements, dans la literie, dans la vaisselle, sur les tapis. Vous soulevez le couvercle d’un plat dans votre buffet ; le récipient est plein de matière fécale. » Marcel M. qui écoute s’écrie : « On ne leur commande pas de faire cela. Chefs et subordonnés, ils se valent. Et ces cochons prétendaient nous civiliser ! »

À la boulangerie, une évacuée achète une livre de farine.
« Combien ?
– 30 centimes.
– Vous ne vous trompez pas ? Je la payais 3 F à Laon… »

 


Samedi 7 avril 1917

 

« Je m’embarque pour Bizerte sur le Mansourah. Je ne donne pas le nom du bateau à ma mère pour lui éviter des inquiétudes, s’il y avait des accidents !
Je vous souhaite de bonnes fêtes de Pâques.
Laurent »

 


Dimanche 8 avril 1917

 

« La guerre n’est pas un tournoi ; tous les instincts brutaux s’y déchaînent. Les Boches ne sont pas seuls à dévaster le Nord et l’Est de la France. Sur la route de B., des rangées de cerisiers magnifiques ont été coupées par les soldats français parce que le cerisier brûle mieux que le sapin ! À la halte, les soldats ont tout de suite trouvé du combustible. On entend des coups multipliés : ce sont des meubles, des portes, des planchers qu’on dépèce. Un officier a besoin d’un bout de miroir dans sa cagna : un coup de sabre au milieu d’une grande glace et le voilà servi. Les tranchées sont des bric-à-brac. Évidemment, les dégâts faits par nos troupes ne sont que peccadilles à côté de la destruction systématique poursuivie par les Allemands ; mais c’est leur pays, ce sont les biens de leurs compatriotes qu’ils saccagent. En somme, il n’y a qu’une chose à faire – prévue d’ailleurs par les règlements militaires –, quand l’ennemi s’avance, tout détruire.

Pâques.
Le soleil essaye de briller, quelques pêchers, de fleurir. Je me hasarde hors ville. Au retour, j’entends des cris affreux : « Kapout kapout ! » et devant une mauvaise taverne, je vois une dizaine de convalescents tunisiens souls et en train de s’assommer à coups de matraque. Ces imbéciles encore éclopés n’ont pas assez des batailles. Le sang coule. Impossible de rien faire entendre à ces forcenés. Enfin, un sergent français, un gaillard résolu et quelques soldats armés s’ouvrent un passage ; et quatre personnes armées se présentent pour le service.
Un « swi » plus sage tente d’excuser les autres : « Méchants, mais pas tous. Cinq doigts à la main, aucun pareil. Français aussi, pas pareils tous. »

Joie de voir, sous un beau soleil, flotter parmi les nôtres le drapeau des États-Unis. Un drapeau pourpre, azur et blanc aussi.
Joie de penser que nos vieux amis ne sont pas les ingrats égoïstes que nous craignions, que les démocrates se soutiennent. Certains disent : « C’est par intérêt, pour assurer le payement des avances qu’ils nous ont consenties que les Américains déclarent la guerre à l’Allemagne. »

Je ne pavoise pas. J’ai juré de ne le faire que le jour où il n’y aura sur le sol de France que des financiers. Des hommes politiques envisagent la question d’intérêt, c’est certain ; mais d’autres, tels que Roosevelt, voient un devoir à remplir, un geste ou plutôt une geste virile à faire. Ceux-là sont de vrais frères d’armes que nous devons accueillir à bras, à cœurs ouverts.

 


Lundi 9 avril 1917

 

Il neige toujours.
Décision prise en Conseil des ministres : « Les brioches sont seules autorisées en France. » Hum ! c’est un peu indigeste ! Nos gouvernants feront bien de ne pas en abuser et de ne pas prétendre à ce monopole. Se sont-ils souvenus de la sottise légendaire : « Pas de pain, on mange de la brioche ? »
D’autre part, une mère réclame des pêches ; un affreux au revoir ; vu un panier. La disette et la der[illisible] ont leurs joyeux.

Anglais et Belges ne peuvent se mettre d’accord pour la garde des secteurs exposés : « S’ils ne tiennent pas ? », se disent les premiers. « S’ils ne s’en allaient plus », songent les seconds ; mais les uns et les autres ont confiance dans les Français et ceux-ci sont contraints de faire tampon entre les deux armées.

 


Mercredi 11 avril 1917

 

Dépêche de Laurent : arrivé sain et sauf, il va être réexpédié à Marseille et de là, sur Montpellier. Faire sans utilité traverser deux fois la mer à un pauvre soldat, l’exposer sottement aux torpillages, est-ce assez stupide ? Il ne peut toucher son prêt parce qu’on a omis de lui donner un certificat.

Thérèse m’a déclaré : « Louis XIV a tétruit chez moi le château te Saint-[Lée ?]. On nous le tissait touchours à l’école.
– On ne vous disait pas comment Guillaume Ier a traité Strasbourg ? 31 jours de bombardement, 220 000 projectiles, 296 par heure, 5 par minute. 450 maisons détruites, 24 seulement épargnées sur 3 600, 500 tués et 2 000 blessés. »
Les jeunes alsaciens ont été élevés dans la haine et le mépris des Français. N’oublions pas, nous, nos villes détruites, nos provinces dévastées.

 


Jeudi 12 avril 1917

Serions-nous de nouveaux riches ? Nous nous découvrons tant d’amis : le Brésil, le Panama, le Costa Rica, le Guatemala, Cuba et cætera. Je pensais que nous étions ruinés. La seule emplette des drapeaux alliés pour le pavoisement final va coûter un prix fou et je n’aurai peut-être pas assez de fenêtres pour les exhiber tous. Les conditions de la paix ne deviendront-elles pas, entre tant de belligérants, des motifs de guerre… « Ma foi, m’a dit Paul C., si j’étais Allemand, devant tant de menaces, je me battrais en désespéré. »

« Même un ver de terre se souvient d’avoir été foulé aux pieds. »
Proverbe coréen

J’envie la petite plante qui boit du soleil sans rien savoir.
Que ne suis-je une vraie marguerite des prés, inconsciente, éphémère !

Guerres étrangères, guerres civiles et sociales ne sont que des manifestations d’un mal endémique : la guerre économique et pour supprimer la manifestation, il faudrait pouvoir supprimer la cause. Est-cepossible ? Est-ce même désirable ? Un organisme, mis à l’abri de toute lutte, s’étiole. Un régime qui éliminerait la concurrence ce serait la stagnation organisée, l’atrophie voulue.

 

 


Samedi 14 avril 1917

La Belgique a le cardinal apôtre Mercier ; l’Allemagne devait avoir le cardinal espion, [illisible]eur et contumax von Gerlach. Quand le flambeau divin ou la torche infernale a allumé le premier foyer de noblesse ou d’infamie, l’ardente clarté ou le fléau dévastateur gagne de proche en proche, n’épargne nul toit, nul palais, nul édifice, tribunal ou temple. Si les Maîtres du feu jouent avec la foudre, le plus éloigné, le plus isolé peut craindre.

Les Allemands : un peuple dévoyé.

 

 


Dimanche 15 avril 1917

 

On se pressait aujourd’hui dans les pâtisseries parce que c’était leur dernier jour. Bonnes pâtes, toujours prêts à la française à tirer parti de tout, à tourner les déboires en plaisanteries, nos artistes exposaient à leur devantures des nougats et des mokas où se lisaient : « Mangez le dernier gâteau frais ! », « Dernier jour de la Mascotte ! et enfin, cri ultime de la pâtisserie française expirante : « Vivent les États-Unis ! »
Coq orné de l’inscription : « Le vainqueur ».

 


Mardi 17 avril 1917

 

Plus d’allumettes depuis 8 jours. Ce n’est pas seulement au point de vue moral que la guerre est un retour en arrière. Nous voilà contraintes, ménagères, à conserver précieusement des charbons ardents sous les cendres, à redevenir les gardiennes du feu.

 


Mercredi 18 avril 1917

 

Mimi L. achève son printemps avec celui de l’année. Amaigrie, minée par la fièvre, la voix éteinte, elle garde un sourire de bonheur, un regard brillant, un facile enthousiasme pour toute beauté. Tous ceux qui la connaissent s’efforcent d’embellir ses derniers jours. On se relaye pour lui tenir compagnie.
La petite fille de Mme C. et moi, qui nous appelons toutes deux Marguerite, nous nous joignons parfois à la Marguerite mourante, plus exquise que ses sœurs vivaces.
Aujourd’hui, la malade n’a pas eu la force de se lever. Mais le printemps est venu la trouver sous la forme de clartés blondes entrant par les croisées, de bouquets de violettes et d’un lilas blanc en fleur déposés près d’elle. À sa demande, je me suis mise au piano et je lui ai chanté des airs berceurs qu’elle aspirait comme de l’oxygène. Le cœur serré, j’avais de la peine à conserver aux notes une pureté, une douceur capable de satisfaire l’âme d’artiste de Mimi.

Ne cherchons pas des sauveurs : travaillons nous-mêmes à notre Salut.

 


Vendredi 20 avril 1917

200 rapatriés, maigres, indigents, leur seul avoir : pauvres ballots enveloppés de toile à matelas, trop lourds pour leurs forces. Petite fille de 5 ans amputée d’une jambe.

 

 


Dimanche 22 avril 1917

 

7 h du matin.
Mort de Mimi.

On a changé les noms des engagés volontaires alsaciens pour que les Allemands ne les fusillent pas s’ils les prennent.

Une collaboration pacifique entre nous pouvait être féconde. Goethe et Gounod l’ont prouvé.

 


Lundi 30 avril 1917

 

Ricanez-en brutalement s’il vous plaît : mais vous ne pourrez, pauvres Austro-Allemands, m’empêcher de vous plaindre. Ce n’est pas de n’avoir pu prendre Paris, de n’avoir Calais, Nancy, Verdun, que je vous plains, c’est d’avoir pris Louvain et Belgrade, c’est d’avoir violé et bravé la loi, et la justice divine et humaine, d’être devenus les plus affreux criminels de tous les temps, c’est d’avoir montré en vous jusqu’à quelle dégradation, quel degré d’abjection, l’humanité peut tomber, c’est de vous être transformés en malfaiteurs quand vous pouviez être des bienfaiteurs en rebut, quand vous pouviez être une élite ; d’avoir inspiré l’horreur quand vous pouviez obtenir l’admiration et faire envie d’être Allemand alors qu’aujourd’hui, il n’y aurait pas de pire perspective.

Justus Liebig.
L’auteur du duo de Lohengrin et des chœurs des anges de Parsifal.