Lundi 15 juillet 1918

J’avais affaire chez les locataires des X. La g[ran]d-mère de ceux-ci, qui a été par sa cupidité le mauvais génie de sa famille, s’est hâtée dans le vestibule de me tenir des propos défaitistes confirmant mes soupçons précédents. Elle s’efforçait de nous effrayer de la nouvelle offensive allemande.

« On les contient

– Oh ! mais ce n’est pas fini ; ils sont cinq fois plus nombreux que nous.

– Vous avez toujours été bien… pessimiste. »

Elle pâlit, craignant d’avoir laissé voir son jeu, et se défend. Puis elle parle de 30 000 Français noyés.

« C’est trop pour que je ne croie pas cette rumeur made in Germany… Allons, rassurez-vous Mme X, ils seront vaincus, les Boches ; après la guerre, il vaudra mieux être Français qu’Allemand…

– Et, même toujours », grimace l’agent de l’ennemi que la crainte d’exciter le soupçon force à se contredire sans cesse. Je me joue d’elle sans qu’elle s’en doute comme un chat d’une souris.

 

Le soleil vient de plonger derrière les hauteurs et toute sa lumière forte encore au ciel ; le jour, aussi clair, est seulement moins éclatant. Tous les frais et tendres verts du renouveau vêtent les contours gracieux du sol, la rondeur des coteaux, l’ovale de la plaine ; une mare or et bleu qui brille dans un pré semble un morceau de ciel tombé à terre ; dans le chemin, en sens inverse de moi, un couple étroitement appuyé – des amoureux sans doute – s’avance.

Le ciel est si beau que j’en oublie cette terre printanière. Un grand nuage d’or flottant y figure distinctement un char de neige de feu sur des volutes. Par un caprice de la lumière, les rais de la roue se distinguent nettement. Est-ce le char de la victoire qui paraît dans ce ciel d’apothéose ? Mais le couple est tout près… Je distingue une femme dont un bonnet de veuve couvre les cheveux gris et qui conduit par le bras, son fils, un soldat aveugle. En descendant de cette voûte lumineuse dans les ténèbres où ce soldat est enseveli, ma pensée a sondé la grandeur de son infortune et l’imbécile, l’odieuse horreur de la guerre.

 

Tous ces conseillers municipaux, ces petits journalistes, ces petits politiciens qui de peur de perdre la confiance des électeurs et de faire douter leur civisme, de leur laïcité de leur franc-maçonisme n’osent même, quand ils suivent un convoi funèbre, mettre les pieds à l’église et attendent leur propre enterrement pour y entrer ; ce sont des tyran[n]eaux en esclavage, le préjugé dont ils sont prisonniers, c’est eux qui l’ont imposé au peuple ignorant, ils lui ont inculqué la haine, la crainte le mépris de la religion, et sont contraints de s’asservir aux erreurs malfaisantes qu’ils ont accréditées. Ils tremblent devant leurs dupes sans soupçonner à quel point ils sont odieux et grotesques.

 

C’est surtout lorsqu’on administre des gifles qu’il faut avoir des gants de velours…

 

Ils ne craignent que le bon Dieu de la roquette.

 

Ce que leurs yeux voient, il faut que leurs mains le saisissent. Les voleurs sont des enfants mal élevés.

 

Le permissionnaire S., ex-comptable intéressé de la maison L., qui voit son patron échapper à la mobilisation et s’enrichir tandis que lui-même est soldat à 20 sous par jour, a déclaré :

« Il y a dans chaque régiment une liste noire où sont inscrits tous les embusqués, tous les richards, les profiteurs de chaque endroits. Après la guerre, on leur règlera leur compte avec des bombes et des mitrailleuses. Il y aura la guerre civile et la guerre religieuse… Vos amis M. serons des premiers servis.

– Mais le fils s’est engagé à 18 ans.

– C’est une façon de s’embusquer.

– Seriez-vous anarchiste ?

– Moi pas du tout. »

À ce déballage, j’ai reconnu un commis-voyageur bénévole de la kamelote boche d’exploitation. Inutile de discuter avec des envieux butés. Je réplique froidement :

« Confidence pour confidence. À l’arrière, nous, les laïques émancipés, nous avons notre projet de bouleversement. Les sommets nous portent ombrage, ils bornent notre horizon, gênent les libres relations entre kamarades, accaparent l’air, la lumière, le sol. Nous les ferons sauter, nous nivellerons tout, nous nous partagerons le terrain conquis et nous nous bâtirons des maisonnettes avec les débris des colosses. Des réactionnaires objecteront que les montagnes étant les réservoirs des rivières et des fleuves, nous détruirons en même temps toute fécondité, et même toute vie. Bien entendu, on ne tiendra nul compte de leur avis et même on les accusera d’être soudoyés par le Mont Blanc et le Gaurisankar …

– Est-ce que vous fichez de moi ?

– Moi ? pas du tout ! Mon entreprise aurait cet avantage qu’elle serait définitive, tandis que la vôtre serait toujours à recommencer. Pour exécuter votre plan, made in Germany, vous attendez la fin de la guerre ; c’est bien ; mais même alors si vous tentiez de le réaliser, vous amèneriez l’occupation de notre pays, soit par ses alliés, soit par ses ennemis, et un retour du despotisme. »

 

L’incurie de nos gouvernants est telle qu’elle paraît suspecte.

Le central téléphonique qui met le G[rand] Q[uartier] G[énéral] en relations avec le ministère de la Guerre est une haute cage de verre à cinq étages et des plus exposée ; dans les vastes sous-sols, on pourrait mettre le service en sécurité. Les téléphonistes ont vainement réclamé. Une commission d’enquête nommée s’est contentée d’engager le personnel à se procurer des masques et d’envoyer… une bouteille d’hyposulfite par salle. Celui-ci n’en a rien fait. L’ad-mi-nis-tra-tion leur a procuré des rideaux mauve pâle transparents qu’ils négligent d’ailleurs de fermer. Un jour ou l’autre, une catastrophe se produira qui massacrera quelques douzaines de pauvres filles et interrompra toute communication entre les armées et le ministre de la Guerre. Et celui-ci est un homme « énergique ». Alors, s’il ne l’était pas… Heureusement les employés rient de tout, surtout de certain chef de bureau froussard qui lui, n’ose monter aux étages supérieurs.

 

Joffre a failli, prétend-on, être mis aux arrêts de rigueur par Clemenceau. Resté en relations avec Wilson qui le consulte sur des questions militaires, le Maréchal reçut du Président une demande de renseignement et répondit avec une parfaite correction : « Je n’étais pas au conseil de Versailles et je ne puis vous renseigner. » Tout devant passer entre les mains du ministre de la Guerre Clemenceau… déjà, dit-on, en froid avec le Maréchand, aussitôt informé des fait[s] fut très mécontent.

« Dites au maréchal Joffre que je lui inflige quinze jours d’arrêt, dit le Tigre.

– Dites au maréchal Clemenceau que je m’en fou », réplique le généralisme de 1914.

Poincaré, Pichon effarés, interviennent et font lev[er] la punition à grand peine.

 

Après quatre ans d’une atroce guerre, d’une défense héroïque et qu’on pouvait croire efficace, est-ce 1914, est-ce 1870 qui recommencent, ou pis que tout cela ?

L’extrême souffrance longuement, injustement subie ne s’exprime plus que par le silence. Jésus se taisait devant Hérode, et Vercingétorix devant César.

 

« Un but est atteint : la dévastation d’une nouvelle partie de la France. »

Ils sont devenus étrangers à leurs plus grands genres…

Goethe n’a-t-il pas dit : « Qu’on mette devant moi le Jupiter olympien et j’en deviendrai meilleur. »

Ils se placent devant un chef-d’œuvre et l’abattent sous une grêle de projectiles, avec une joie stupide.

Que diriez-vous de ces Vandales, grands penseurs d’une plus noble Allemagne !

 

Suprême offensive allemande – à 60 km de Paris.

Je garde un calme qui me surprend. D’où me vient la conviction que nous serons finalement sauvés ?…

Soleil implacable : 37°[C] à l’ombre. Quel supplice pour des combattants casqués et masqués, pour des blessés, des mourants étendus dans des gaz asphyxiants sous cette nappe de feu ou dans des vagons, véritables fours crématoires… Justement, voici un train de blessés américains, poor good fellows !